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Mari transve mare, hominibus semper prodesse

Site de l’Association Amicale Santé Navale et d’Outre Mer (ASNOM)

COMPRENDRE D’OU VIENT LE MEDECIN COLONIAL, QUI IL EST ET QUEL EST LE CONTEXTE DE SON ACTION.
Article mis en ligne le 17 avril 2024
dernière modification le 12 mai 2024

Depuis 1622, la France avait coutume de lever des formations de soldats de marine, les Compagnies ordinaires de la mer créées par Richelieu, pour assurer à terre la sécurité des territoires lointains. Durant la première vague coloniale française, surtout orientée vers l’Amérique et l’Inde, le service médical à terre était assuré par les chirurgiens, médecins et apothicaires de la Marine Royale.

Au cours du XIXème siècle, le développement du second empire colonial, engendrant aussi la naissance de l’armée d’Afrique en Afrique du Nord, se traduisit par un accroissement des effectifs des Troupes de marine, passant de 2 à 29 régiments, toutes armes comprises. Cette soudaine explosion de leurs effectifs et leur déploiement gagnant progressivement l’intérieur des terres, en Afrique comme en Asie, conduisit, en juillet 1900, les Troupes de marine à quitter la Marine nationale pour prendre le nom de Troupes coloniales, relevant dès lors du ministère de la Guerre. En 1903 était créé à son tour le Service de santé des Troupes coloniales. Il serait rapidement sollicité, la conquête de ce second empire colonial ne se faisant pas sans conflits armés.

La guerre et la préparation à la guerre sont le cœur du métier militaire, à terre comme sur mer. Là où elle sévit, elle bouleverse le milieu naturel, les systèmes économiques, sociaux, sanitaires et politiques, conduisant à un état d’intense précarité. Le médecin militaire est compétent pour exercer l’art médical, enseigné à l’université, en l’adaptant à ces ambiances dégradées, grâce à la formation reçue dans les écoles de médecine militaire en matière de médecine de guerre et de Droit international humanitaire.

Une unité militaire, régiment ou navire de guerre, est un groupe soudé par l’esprit de corps et la volonté d’accomplir une mission, souvent à hauts risques, dans des milieux hostiles. L’officier qui la commande est celui qui décide. Le médecin est celui qui connaît les actions propres à préserver la santé et la disponibilité de sa ressource humaine. Il est le conseiller privilégié du commandement. Mais les recommandations qu’il formule ne seront appliquées qu’à travers les ordres donnés par cet officier et en obtenant la participation active des cadres et des militaires du rang. Une unité militaire, de ce point de vue, est un système de santé à échelle réduite. Le médecin militaire y acquiert une expérience propre à lui faire jouer un rôle éminent dans la création et la gestion de tels systèmes, mais à l’échelle de populations bien plus vastes.

L’école de médecine navale de Rochefort de nos jours

La nécessité de donner une formation complémentaire spécifique aux médecins militaires qui partaient sur mer et au-delà des mers devint très tôt une évidence. Fondée en 1722, l’Ecole de Rochefort était la première école de médecine et de chirurgie navale au monde, complétée ensuite par celles de Brest et Toulon. On y enseignait la médecine, la botanique, la pharmacologie et la chirurgie selon les connaissances de l’époque.

À l’approche de la loi du 30 novembre 1892, imposant la possession du diplôme de docteur en médecine pour exercer, les Écoles de médecine navale devenaient des Écoles annexes et on créait à Bordeaux, le 10 avril 1890, l’Ecole principale du service de santé de la marine (dite Santé Navale), dont les élèves recevraient le diplôme de la faculté de médecine de cette ville.



L’Ecole du Pharo

En 1905, l’École d’application du Service de santé des Troupes coloniales dite « Le Pharo » ouvrait ses portes à Marseille, dans le parc éponyme surplombant le Vieux port. Les médecins coloniaux, à l’issue de leurs études universitaires, y recevaient une formation complémentaire en médecine tropicale, chirurgie, microbiologie, épidémiologie et santé publique, couronnée plus tard par un diplôme universitaire de pathologie exotique.

Le Corps de santé colonial prit son aspect définitif quand le Ministère des colonies décida qu’il se composerait de médecins du Service de santé des Troupes coloniales, mais exerçant dans leur très grande majorité en position « hors cadre », au seul bénéfice des populations civiles de l’empire. Cette culture civilo-militaire imprégna profondément l’esprit et le fonctionnement de l’Ecole du Pharo, par laquelle passèrent tous les médecins coloniaux. Le Center for Disease Control (CDC d’Atlanta) s’en inspira lorsqu’il fut créé aux États-Unis en 1946.

Former tant de médecins coloniaux exigea un effort soutenu des deux écoles, Santé Navale et le Pharo, bientôt renforcées par la création d’une section coloniale à l’École du service de santé militaire de Lyon.

Dans l’empire colonial en gestation, la tâche attendant ces médecins était immense et se déroulerait bien souvent dans des conditions d’isolement et de dénuement exigeant enthousiasme, abnégation et résistance physique autant que morale. Certains y laissèrent la vie, d’autres y perdirent un être cher. Partant de rien, il fallait tout inventer, tout créer dans des environnements naturels et humains totalement étrangers à ceux de la vieille Europe. Surmonter les rigueurs de climats tropicaux débilitants, enrichir constamment ses connaissances et son expérience médicale, ouvrir sans réticence son esprit à des cultures et des civilisations très différentes, était indispensable, mais ne suffirait pas. Apprendre à se simplifier était le passage obligé pour affronter les impérieuses contraintes qu’imposaient ces univers implacables. Ces jeunes praticiens devaient associer aux qualités du médecin, celles du chercheur, de l’humaniste, du sociologue et du bâtisseur.

Paillote-Infirmerie à la frontière de la Chine (1949)
Transport de malade sur civière à Madagascar (1902)



Bac de franchissement sur le Congo (1932)



L’administration coloniale souhaitait mettre en valeur ces nouveaux territoires en leur appliquant les technologies modernes disponibles en cette fin de XIXème siècle. Ce développement économique s’appuierait, pour l’essentiel, sur la ressource humaine locale qu’il fallait former, tout en lui garantissant des conditions de vie compatibles avec l’effort considérable qu’on lui demanderait. En matière de santé, tout restait à créer, dans une optique de santé publique au plein sens du terme. Cela signifiait assurer la protection et l’amélioration de la santé de ces populations par la surveillance épidémiologique, la prévention primaire, secondaire et tertiaire, l’éducation sanitaire, la surveillance des risques environnementaux, le tout grâce à leur participation active. Pour atteindre cet objectif ambitieux, il fallait doter chacun des territoires du nouvel empire colonial d’un système de santé répondant à ses besoins spécifiques.

La notion de système de santé transcende celle de système de soins. Si la santé ne peut se résumer à l’absence de maladie, la santé publique ne se réduit pas à l’administration de soins. Un système de santé comprend l’ensemble des organisations et des institutions (publiques et privées), des ressources (financières et matérielles), et des acteurs (parmi lesquels la population tient un rôle essentiel), qui participent à la mise en œuvre de la politique de santé d’un territoire.

Ainsi, le rôle du médecin se situait bien en amont de la dimension des soins quand, en matière de prévention primaire, il soulignait auprès de l’administration coloniale, la nécessité d’assurer au bénéfice des populations la disponibilité de l’eau, la diversité et le volume de la ressource alimentaire, la gestion des matières usées, la lutte anti-vectorielle ou le désenclavement de tel village, entre autres priorités de santé publique.

Les médecins coloniaux devinrent ainsi les conseillers privilégiés, en matière de santé publique, des autorités coloniales (gouverneurs, chefs de cercle) des territoires dans lesquels ils étaient affectés pour des séjours de 2 à 3 ans. En combinant leur expérience de médecin militaire et la polyvalence acquise par leur formation complémentaire au Pharo, ils s’adaptèrent très vite à ce changement d’échelle et jouèrent un rôle moteur dans la création et la mise en œuvre de ces systèmes de santé. De ces derniers naquirent, dans les années 1960, les services de santé nationaux des états devenus indépendants.

Dès le départ, une évaluation initiale de la situation sanitaire avait recueilli, dans chaque territoire, les informations relatives à la structure démographique, aux données culturelles, aux difficultés de circulation, aux types d’habitat, à l’état nutritionnel, aux risques environnementaux et aux pathologies endémiques transmissibles et non transmissibles.

Ce diagnostic de situation avait permis de définir les principaux objectifs de santé publique, et les moyens à mettre en œuvre, organisés selon trois axes complémentaires.

• Le premier était l’assistance médicale, c’est à dire des postes sanitaires fixes, dans une circonscription territoriale, comportant un hôpital et des dispensaires. Les dispensaires assuraient les soins courants, les traitements standardisés des affections ne nécessitant pas un avis médical et les activités de protection maternelle et infantile. L’hôpital assurait la prise en charge des urgences vitales capables d’arriver jusqu’à lui et l’ensemble des soins médicaux, obstétricaux et chirurgicaux. Il gérait un petit stock de médicaments. Il était doté d’un modeste laboratoire de chimie, d’hématologie et de microbiologie. Ce dernier, dans certains cas, pouvait se développer, au point de devenir une structure plus ambitieuse, donnant ainsi naissance par la suite au réseau des 17 Instituts Pasteur d’Outre-mer. Ces instituts fourniraient de nombreuses avancées scientifiques pour le contrôle des maladies tropicales et la production locale de vaccins déjà connus (anti-variolique) ou créés par leurs propres équipes de chercheurs (anti-amarile à Dakar, anti-pesteux à Tananarive). On y adjoindrait, en certains endroits, des centres de recherche médicale traitant des priorités de santé publique spécifiques locales (lèpre, ophtalmologie, nutrition).

Salle d’Hôpital à Dakar (1948)

• Le second était le travail itinérant, qui prenait en compte l’aspect « désert médical » engendré par l’immensité des territoires ruraux comparée à la faible densité du réseau des formations sanitaires fixes et à la précarité des voies de communication en saison des pluies. L’équipe médicale se portait sur le terrain, au sein même de la population, au-devant du malade ou de la maladie, pour prévenir, détecter, et traiter, même dans les lieux les plus reculés. C’était le Service des grandes endémies, appliquant la stratégie mobile initialement créée par Eugène Jamot* pour lutter contre la maladie du sommeil, puis généralisée à la lutte contre les autres maladies endémiques. Il était basé sur des tournées de prospection, de traitement et de vaccination. Ces services mobiles allaient jouer, dans les années 1970, un rôle éminent dans l’application et le succès du programme mondial de l’OMS pour l’éradication de la variole. Un très bel hommage leur fut rendu par un des grands noms de l’action humanitaire moderne :« Jamot restera à jamais le modèle, mi-scientifique mi-romantique, du médecin de brousse, désintéressé, partageant la vie de ceux qu’il va secourir. Il est à la fois un des plus illustres représentants de la tradition militaire et, au-delà d’elle, une référence inconsciente de toute l’action humanitaire ultérieure, fut-elle civile, voire anticolonialiste  ». Jean-Christophe Rufin In « L’aventure humanitaire ».

Equipe mobile du Service des Grandes endémies

• Le troisième était la formation de personnels de santé locaux. « L’homme seul est toujours en mauvaise compagnie » avait écrit Paul Valéry. Les médecins coloniaux en avaient bien conscience et, dès la mise en œuvre des systèmes de santé coloniaux, avaient entrepris de former des infirmiers, des sages-femmes et des techniciens de laboratoire autochtones, puis de créer des écoles de médecine d’où sortiraient des médecins auxiliaires dont certains suivraient une formation complémentaire en France afin d’obtenir le diplôme de docteur en médecine. De ces écoles naîtraient plus tard certaines des facultés de médecine des états devenus indépendants. Ces personnels de santé locaux, membres eux aussi du service de santé colonial, étaient indispensables à plus d’un titre. Ils permettaient de briser les barrières de langue et de culture entre traitants et patients, améliorant ainsi l’adhésion des populations aux différents programmes sanitaires. Leur présence décuplait la disponibilité de la ressource humaine des soignants, toujours insuffisante face à une pression démographique en croissance permanente du fait des actions de santé publique, dont l’impact avait réduit de façon significative, en quelques décennies, la mortalité maternelle et infantile dans l’ensemble de l’empire colonial.

Ecole d’infirmiers (Ayos, Cameroun)

Pendant une soixantaine d’années, les personnels de santé coloniaux, métropolitains et locaux, tinrent une place éminente dans la mise en œuvre des systèmes de santé dans les différents territoires coloniaux. La transition allait se faire dans les années 1950, les personnels des troupes coloniales "hors cadres" relevant désormais du ministère de la Coopération, pour être progressivement remplacés, à partir des années 1980, par les anciens médecins locaux qu’ils avaient formés et par le flux montant des jeunes médecins nationaux issus des nouvelles facultés de médecine des états indépendants.

Les médecins militaires français, héritiers du savoir transmis par les médecins coloniaux, interviendront ensuite de façon plus ponctuelle au bénéfice des populations des pays tropicaux, parfois comme conseillers techniques dans des domaines de santé très spécialisés, ou dans le cadre de la Bioforce militaire, créée pour des actions de réponse urgente aux épidémies, ou enfin dans le cadre du soutien santé médico-chirurgical des forces armées déployées en opérations extérieures, au cours desquelles la prise en charge des urgences touchant les populations civiles est la règle.

Quand le temps des passions et des jugements médiatiques aura passé, les historiens pourront poser un regard objectif sur les médecins coloniaux, leur œuvre et l’héritage qu’ils ont laissé. Il est peut-être encore un peu tôt.