L’amibiase est une maladie parasitaire, strictement humaine, qui se traduit, dans sa forme la plus typique, surtout par une dysenterie. Très répandue dans le monde, en particulier sous les tropiques, elle est due à un parasite unicellulaire, l’amibe dysentérique. A la création du Corps de santé colonial, l’agent responsable de l’amibiase est déjà découvert et les signes cliniques de la maladie décrits par des auteurs de diverses nationalités car, à cette époque, l’amibiase est une maladie de répartition planétaire.
Deux médecins coloniaux français se distinguent particulièrement dans la connaissance de cette affection : Marchoux*, dès 1899, dans l’étude du parasite et plus tard, F. Blanc* dans la clinique et le traitement.
De nos jours, elle constitue toujours une endémie de première importance car elle touche dans le monde des centaines de millions d’individus. On ne dispose d’aucun moyen spécifique de lutte permettant de s’en protéger. Par contre, une meilleure connaissance de la biologie de l’amibe permet de mieux comprendre l’épidémiologie et surtout d’en déduire des conduites de protection. Cette endémie reste à la charge des formations médicales polyvalentes de l’AMI, dispensaires et hôpitaux, dont le rôle est double : traiter les nombreux cas décelés quotidiennement en consultation et assurer la prévention en recommandant des mesures d’hygiène, car l’amibiase est une maladie du péril fécal.
La thérapeutique a beaucoup progressé avec l’apparition de médicaments très efficaces. La prophylaxie individuelle et collective est restée une préoccupation constante du Corps de santé colonial mais elle dépend, pour l’essentiel, de services autres que celui de santé.
L’AGENT RESPONSABLE
En 1875, à Saint-Petersbourg, Losch décrit pour la première fois, chez l’homme, une amibe contenant des restes de globules rouges mais c’est Koch et Kartulis qui établissent son rôle pathogène chez l’homme. Les amibes sont présentes dans les selles sanguinolentes de malades dysentériques porteurs d’ulcérations coliques ; mais des amibes se rencontrent aussi chez des sujets sains, sans troubles digestifs. En 1899, à St Louis du Sénégal, Marchoux*, élève de Pasteur, démontre expérimentalement qu’il n’existe qu’une seule espèce d’amibes pathogène.
En Indochine, territoire particulièrement touché par l’amibiase, les médecins du Corps de santé colonial participent à la recherche. Mathis* à Hanoi (1907), Noc* à Saigon (1909) décrivent la morphologie et le cycle évolutif de l’amibe dysentérique.
Ce denier n’est élucidé qu’en 1911 : le parasite revêt deux formes dans le colon : soit la forme agressive (histolytica), mobile, avide de globules rouges, soit la forme inoffensive (minuta), vivant à la surface de la muqueuse et susceptible de s’enkyster. Les kystes d’amibes sont éliminés par les selles et polluent le milieu ambiant. Contrairement à l’amibe agressive, le kyste peut survivre plusieurs jours à l’extérieur et assurer la dissémination du parasite.
La forme minuta et les kystes vivant silencieusement sur la muqueuse intestinale correspondent à "l’amibiase- infection". Celle-ci est cliniquement muette ; le sujet n’éprouve aucun trouble, il est dit "porteur sain" mais il est dangereux pour la collectivité puisqu’il peut contaminer son entourage. Par contre, la forme histolytica est responsable de "l’amibiase-maladie" qui peut être grave, voire mortelle. Comment et sous quelles influences, la forme inoffensive devient-elle brutalement agressive ? Des incertitudes persistent. On incrimine des causes surajoutées telles que les surinfections intestinales microbiennes. Mathis* déjà, vers 1908, soutient que le déclenchement du pouvoir pathogène provient de la riche flore bactérienne intestinale rencontrée dans les pays chauds. Avec le rapatriement des sujets, la flore se modifie et l’état clinique s’améliore souvent. Un bon argument en faveur de cette théorie est que l’amibe dysentérique ne s’est pas acclimatée en France malgré l’arrivée continue de sujets porteurs et disséminateurs de kystes. F. Blanc* partage cette opinion et préconise de traiter à la fois l’amibiase et l’infection microbienne intestinale.
LES SIGNES CLINIQUES DE L’AMIBIASE-MALADIE
L’amibiase n’est pas une maladie générale car le parasite a une action exclusivement locale : grâce à son équipement enzymatique, il produit une nécrose de contact au niveau des tissus. La double particularité de l’amibe est d’une part sa ténacité au niveau du colon, donnant une maladie chronique d’emblée avec des rechutes fréquentes, et d’autre part sa tendance à essaimer dans l’organisme, en particulier au niveau du foie. Les médecins coloniaux, à l’occasion de leurs changements d’affectations, constatent que les amibes ont un tropisme pour le foie beaucoup plus marqué en Indochine qu’en Afrique. Il est vrai que ces constatations sont faites à des périodes et dans des conditions de vie différentes. Néanmoins, la possibilité de plusieurs souches d’amibes est envisagée et semble se confirmer (Charmot*).
Il n’est pas de médecin colonial qui n’ait eu à traiter quotidiennement des consultants en phase aiguë : 10 à 20 selles glaireuses et sanguinolentes par jour, de vives coliques abdominales et des faux besoins incessants ; non sans être lui-même atteint, un jour ou l’autre.
Tout aussi redoutable sévit sous les tropiques une autre variété de dysenterie due à des bacilles (Shigella). Le nombre de selles est encore plus élevé que dans l’amibiase ; en outre l’état général est sévèrement altéré par une fièvre élevée et une déshydratation rapide. Cette dysenterie dite bacillaire recouvre les mêmes aires de prédilection avec les mêmes modes de contamination que l’amibiase. Strictement humaines toutes deux, leur coexistence chez un même patient est fréquente et d’un pronostic grave, déjà signalé au début du XX° siècle par Brau*, Bertrand* et Grall*.
F. Blanc*, colligeant plusieurs milliers d’observations d’amibiase chez les militaires français ou indochinois du Corps expéditionnaire d’Extrême-Orient (1946-54) publie de nombreux travaux qui ont valeur de références. On lui doit plusieurs notions devenues classiques, notamment :
– L’extension de l’amibiase au foie peut être très précoce et, avec Bordes*, il décrit la douleur qui suit l’ébranlement du foie et qui, dès le début, révèle la complication hépatique, la collection intra-hépatique, qu’il est parfois nécessaire d’évacuer.
– L’élévation considérable de la vitesse de sédimentation des hématies est un bon test de dépistage et de suivi des localisations hépatiques.
– Il étudie la pharmacologie et les modes d’action des médicaments antiamibiens au fur et à mesure de leur découverte.
– Il met au point les traitements antibiotiques associés, etc...
Les localisations extra-intestinales de la maladie sont souvent du ressort de la chirurgie. A la suite de Le Corre* et Huard* en Indochine, de nombreux chirurgiens coloniaux codifient et utilisent largement les procédés de drainage des abcès amibiens du foie, du cerveau, du poumon.
Une variété fulgurante de la maladie, l’amibiase maligne (nécrose colique étendue) peut survenir chez la femme enceinte. Elle est bien étudiée à Dakar par Sankalé* et Carayon*.
Le diagnostic de la dysenterie amibienne se fait par la recherche dans les selles des formes végétatives (histolytica contenant des globules rouges). Le diagnostic d’amibiase extra-colique, hépatique en particulier, est aujourd’hui facilité par les méthodes modernes : l’immunologie permet d’affirmer l’existence d’une amibiase tissulaire profonde et l’imagerie médicale localise la collection intra-viscérale.
L’ÉPIDÉMIOLOGIE
L’amibiase est à l’origine une maladie cosmopolite. On l’observe donc dans tout l’empire colonial français avec une nette prédilection pour l’Indochine. De nos jours elle n’est pratiquement plus contractée que sous les tropiques où elle reste d’une grande banalité. L’amibiase autochtone est de plus en plus rare en Occident où le haut niveau d’hygiène l’a fait disparaître.
En 1985, l’OMS évalue à 480 millions le nombre de sujets infectés, soit pratiquement 10 % de la population mondiale. Parmi eux, 48 millions sont atteints d’amibiase-maladie et 40 000 à 110 000 en meurent.
Ingéré par un sujet indemne avec des légumes crus ou dans l’eau de boisson ou tout simplement par auto-contamination (maladie des mains sales), le kyste éclôt dans le tube digestif et se divise. Le sujet porteur d’amibes est aussi un "pondeur" de kystes. Sa santé est en danger et il devient une menace pour la collectivité.
LA THÉRAPEUTIQUE
- L’émétine.
Depuis des siècles, au Brésil, la décoction de racines d’ipéca est utilisée avec succès comme antidysentérique. En 1817, les Français Pelletier et Magendie en extraient le principe actif, l’émétine. Préconisée par Rogers en 1912, sa remarquable efficacité révolutionne le pronostic de la maladie. Dès 1913, les médecins coloniaux Maurras* et Hervier* l’utilisent à Saigon et en codifient la posologie. Mais ce n’est pas un médicament dépourvu de toxicité et on doit l’associer à la strychnine, à la vitamine B1et à la digitaline pour compenser une action dépressive cardiaque (Blanc* et Bordes*). Cependant, elle est sans action sur les kystes d’amibes et la cure d’émétine doit être suivie d’un traitement médicamenteux par des arsenicaux (Stovarsol introduit par Marchoux*, Nogué* et Léger* en 1923) plus tard par des composés iodés (Blanc*).
- La conessine
Utilisée depuis longtemps comme antidysentérique aux Indes, l’écorce d’un Holarrhena est étudiée par les Anglais et les Indiens pendant les années 1930. Au Sénégal, en 1940, devant la pénurie d’approvisionnement en émétine les pharmaciens coloniaux (Trenous* et Tanguy*) extraient la conessine d’un arbre d’une espèce voisine, le seoulou. Tanguy*, Robin* et Raoult* l’utilisent à Dakar (1947), Soulage* à Saigon, Alain* à Marseille. Administrée par voie buccale, le médicament est efficace et assez bien toléré.
- L’émétine de synthèse.
La 2 déhydro-émétine, produit de synthèse, introduit en thérapeutique par F. Blanc* en 1961, supplante l’émétine : ce composé a la propriété d’être six fois plus actif, deux fois moins toxique et d’élimination deux fois plus rapide. Un peu plus tard, on parvient à le présenter sous forme de comprimés dragéifiés, ce qui en simplifie l’administration.
- Les dérivés du nitro-imidazole
L’utilisation du métronidazole, à partir de 1966, révolutionne le traitement de l’amibiase sous toutes ses formes et entraîne progressivement la disparition de tous les autres médicaments. Il est d’administration facile, bien toléré et actif sur les formes végétatives et sur les kystes, comme le montre L. J. André*. Ce produit est un médicament amoebicide complet. De nombreux autres dérivés sont ensuite synthétisés avec une excellente activité sur le parasite.
LA PRÉVENTION - LUTTE CONTRE LE "PÉRIL FÉCAL"
L’amibiase reste sous les tropiques une endémie majeure. La mise en oeuvre d’une prévention, comme pour toutes les maladies dont la transmission est d’origine fécale, est très différente de celle des autres endémies tropicales. Par exemple, paludisme, lèpre, maladie du sommeil relèvent de programmes sanitaires : tests de dépistage, vaccinations, destruction des vecteurs, etc. Pour l’amibiase, elle dépend essentiellement de travaux d’urbanisme et d’assainissement. Ceci explique que cette maladie ne figure ni dans les objectifs des services de lutte contre les grandes endémies en Afrique, ni dans ceux du programme spécial des Nations-Unies contre les maladies tropicales, mis en place en 1974.
Il n’existe pas de prophylaxie spécifique, ni chimique, ni vaccinale. La prévention de l’amibiase ne peut être efficace qu’en rompant la transmission de la maladie : d’une part en traitant les malades et les porteurs de kystes, d’autre part en appliquant les règles d’hygiène générale et alimentaire qui constituent l’essentiel de la lutte contre le "péril fécal".
Dans cette vaste entreprise, le rôle du médecin ou du pharmacien colonial n’est pas direct. Ils ne peuvent intervenir qu’à travers des relais dont ils ne maîtrisent ni la motivation ni les activités.
– Le relais des infirmiers chefs de poste : par des examens de selles, ils dépistent les amibiens et les traitent. Ils doivent accorder une attention particulière à l’entourage familial, expliquer aux mères comment rendre potable l’eau du marigot, comment laver avec une solution de permanganate de potassium les légumes consommés crus, comment exiger des enfants qu’ils se lavent les mains avant les repas, etc.
– Le relais de l’instituteur : il donne à ses élèves conscience du danger des mains sales et leur enseigne comment le prévenir, il veille sur la qualité de l’eau disponible à l’école ainsi que sur la bonne tenue des latrines ou des feuillées, etc.
– Le relais de l’animateur rural ou des services de l’agriculture : ils doivent convaincre les villageois de ne pas utiliser l’engrais humain comme fumure (cette pratique, inconnue en Afrique, est banale en Asie).
– Le relais de l’administration et du service des travaux publics qui mettent en place les réseaux urbains d’égouts et assurent la distribution d’eau potable aux fontaines si ce n’est aux habitations. En Cochinchine, lorsque l’adduction d’eau courante est réalisée et que l’institut Pasteur contrôle la qualité de cette eau, la morbidité et la mortalité par amibiase baissent de façon spectaculaire. Cette surveillance des eaux distribuées est l’une des attributions fondamentales de tous les instituts Pasteur coloniaux. En 1947, près de Saigon, en 3 mois, l’incidence de l’amibiase passe de 15 % à 0,005 % de la population en généralisant l’usage de l’eau contrôlée, le lavage des crudités dans l’eau permanganatée et le brossage régulier des mains du cuisinier (Blanc*).
Actuellement, après l’arrêt des conflits armés en Indochine, les syndromes dysentériques amibiens et leurs manifestations hépatiques ont tendance à se raréfier. Il est certain que l’élévation du niveau de vie des populations a diminué la propagation de la maladie.
Neutraliser les excreta humains et mettre en place des quantités suffisantes de latrines collectives ou individuelles d’une part, approvisionner convenablement les collectivités en eau courante et potable d’autre part sont les fondements de la prophylaxie des maladies d’origine fécale et de l’amibiase en particulier.
Pour en savoir plus :
– Mathis C., Mercier L. : L’amibe de la dysenterie, Entamoeba dysentariae, Councilman et Lafleur. Bull. Inst. Pasteur. 1891,14,641-663.
– Blanc F., Siguier F. : L’amibiase. Etude clinique et thérapeutique. 1 vol. 634p. L’expansion sc. franç. Edit. 1950, Paris.
– Rev. Prat. : 21 septembre 1963,13,24,2861-2960. Numéro entier consacré aux Amibiases tropicales.
– Sankale M. Quenum C. Agbetra M. N’Diaye : P.D.6 Les amibiases coliques malignes. Etude anatomique et clinique Méd. Trop. 1975,35,111-117.
– Sankale M. : L’abcès amibiens du foie en milieu tropical. Conc. Méd. 1978,100,4365-4376.
– André L.J. : Emploi du métronidazole dans le traitement des manifestations aigues de l’amibiase intestinale. Méd. Trop.1967,27,245-251.
– Courbil L.J., Bouffard A. Bourdais A. : Indications chirurgicales dans les colites amibiennes nécrosantes suraigües. Chirurgie. 1981,107,488-492.
– Sankale M. : Aspects cliniques de l’amibiase humaine. Conc. Méd. 1981,103,6963-6976.
– OMS : L’amibiase et la lutte anti-amibienne. Bull.Org. Mond. Santé. 1985,5,821-831.