De grosses jambes rouges et douloureuses, des urines laiteuses, des membres ou un scrotum monstrueux, des crises d’asthme…, très polymorphes sont, d’un sujet à l’autre, les manifestations des filarioses lymphatiques. Elles sont dues à l’obstruction des vaisseaux lymphatiques profonds par des vers de la famille des filaires, transmis à l’homme par la piqûre de diverses espèces de moustiques.
Au début du XX°siècle, l’essentiel des données fondamentales est connu, le Corps de santé colonial détermine la répartition géographique de cette endémie qui, dans la zone d’influence française, affecte des dizaines de millions d’individus. Ses médecins participent à l’étude des manifestations aiguës de la maladie. La grande longévité des vers (plus de 15 ans) explique son évolution chronique avec des expressions variées dont la plus spectaculaire est l’éléphantiasis.
Jusqu’en 1947, aucun traitement médicamenteux n’est efficace. Seule la chirurgie peut soulager les porteurs d’éléphantiasis. Des techniques, variables au cours du siècle, sont tour à tour proposées et utilisées. Malgré des conditions précaires, les succès sont souvent remarquables.
L’arrivée des anti-filariens permet d’entreprendre, notamment en Polynésie, les premières campagnes de chimioprophylaxie de masse.
LES DONNÉES FONDAMENTALES
En 1862, Demarquay, à Paris, découvre dans le sang d’un Cubain des embryons de filaire. La même constatation est faite par Wücherer au Brésil en 1866, puis en Inde, en Guadeloupe… mais c’est Bancroft qui trouve, en 1876 en Australie, la filaire adulte. Elle est dénommée Filaria bancrofti et plus tard, Wüchereria bancrofti. A la même époque, P. Manson incrimine le moustique dans la transmission du parasite et Low, en 1900, démontre que la dite transmission se fait par la piqûre de l’insecte.
Par la suite, trois filaires lymphatiques sont identifiées mais seule Wüchereria bancrofti, cosmopolite, exclusivement humaine, est retrouvée dans le domaine colonial français.
Les filaires sont des vers ronds, fins, de quelques centimètres de long. D’une grande longévité, la femelle en 15 ans émet des millions de larves (microfilaires). Celles-ci sont relativement peu agressives et ne peuvent sur place évoluer vers le stade adulte car, pour cela, le passage chez le moustique est obligatoire. La nuit, elles quittent les vaisseaux lymphatiques pour passer dans le sang circulant. Au lever du soleil, elles en ont disparu, comme l’a démontré Manson en 1877.
Au cours de leurs repas, les moustiques nocturnes aspirent des microfilaires avec le sang d’un malade.
Les filaires adultes séjournent exclusivement dans les vaisseaux lymphatiques profonds de l’abdomen.
LA RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DES FILARIOSES LYMPHATIQUES
En Indochine comme dans les comptoirs des Indes, les médecins du Corps de santé colonial les signalent dès 1908 en Cochinchine (Noc*), au Tonkin (Mathis* et Léger*). Le taux d’infection est évalué à 15 % de la population de Saigon (Seguin*, Lasnet*, Guérin*).
Les îles du Pacifique sont très touchées (Brochard*). Vers 1940, 60 % de la population sont atteints.
Aux Caraïbes, la filariose lymphatique est identifiée dès 1907 (Dufougéré*). Léger* et Le Gallen*, en 1914, signalent cette parasitose chez 15 % de la population. Il en est de même en Guyane.
En Afrique noire, Thiroux* en 1912, Léger* en 1913 montrent l’importance de l’endémie filarienne dans les pays d’AOF. et d’AEF.
Dans l’Océan indien, il en est comme dans les autres territoires. Notamment à la Réunion (Thiroux*) et aux Comores (Rouffiandis*1910). Les taux d’infection y dépassent 80 % de la population.
Les taux d’infection sont très supérieurs à ceux des sujets présentant des signes cliniques de filariose. Les "porteurs sains" sont nombreux et contribuent à la pérennisation de l’endémie.
LES MANIFESTATIONS AIGUËS
Quelques mois après la contamination, surviennent les premières manifestations aiguës. Leur caractère répétitif attire l’attention. Il s’agit, avec une fièvre à grands clochers, de douleurs des bourses et de la région inguinale ou bien de lymphangites aiguës récidivantes des membres. La jambe est enflée et douloureuse, la peau rouge et luisante ; dans l’aine, les ganglions sont sensibles.
L’explication de ces troubles oppose longtemps les tenants d’une origine microbienne à ceux d’une origine filarienne. L’aspect très inflammatoire conduit à rechercher une composante microbienne : outre le streptocoque, d’aucuns croient à l’intervention d’un germe spécifique, dénommé lymphocoque par Dufougéré* ou dermocoque par Le Dantec*. La théorie filarienne, défendue par Manson, se trouve confirmée par l’expérience des médecins militaires américains dans le Pacifique, entre 1947 et 1951 : l’utilisation d’anti-filariens, nouvellement découverts, guérit ces lymphangites.
L’explication des signes de la filariose est donnée par les apports de la lymphographie, opacification radiologique des vaisseaux lymphatiques. L’obstruction de ces vaisseaux par les pelotons de vers adultes, souvent morts, est responsable de la plupart des manifestations aiguës, en particulier des adénites ou des oedèmes, que peut compliquer une surinfection microbienne.
Les médecins coloniaux contribuent largement à la mise en évidence et l’étude de cette obstruction vasculaire, notamment à Dakar, Dejou* en 1952, Carayon* en 1962 et Datchary* en 1963. De nos jours, en dehors des progrès dans le diagnostic immunologique de la maladie, des méthodes non-invasives permettent de détecter précocement l’obstruction des lymphatiques profonds : la lymphoscintigraphie et l’ultrasonographie. Précocement administré, le traitement médical s’avère efficace.
L’ÉVOLUTION CHRONIQUE - L’ÉLÉPHANTIASIS
La répétition de poussées de lymphangite aiguë entraîne un épaississement fibreux de la peau et du tissu sous-cutané qui, à la longue, peut donner des déformations monstrueuses appelées "éléphantiasis".
Leurs lieux de prédilection sont les jambes et le scrotum ; parfois le pénis, la vulve, les seins… Le membre inférieur peut évoquer les pattes d’un pachyderme ; quant aux bourses, devenant énormes, elles ont pu peser jusqu’à 30 à 40 kg, rendant la marche impossible ou obligeant l’utilisation d’une brouette pour se déplacer. La verge disparaît, enfouie dans la masse mais elle demeure indemne, de même que les testicules. L’éléphantiasis y est la conséquence d’une obstruction définitive des vaisseaux lymphatiques génitaux comme le confirme la lymphographie.
La paroi des vaisseaux lymphatiques est mince et fragile et leur distension en cas d’oblitération peut aboutir à leur rupture et leur fistulisation. Le chyle, lymphe abdominale rendue lactescente par les globules graisseux de provenance digestive, s’écoule alors dans le péritoine (ascite chyleuse), dans l’intestin (diarrhée chyleuse) ou dans les voies urinaires (chylurie).
LE TRAITEMENT DE LA FILARIOSE LYMPHATIQUE
Avant la Seconde Guerre mondiale, aucun traitement médicamenteux ne donne de résultats satisfaisants : iodures, dérivés mercuriels ou arsenicaux, sérum antistreptococcique, électro et radiothérapies. Seule, la chirurgie réduit les invalidités affligeantes des membres et des organes génitaux par ablation de cette masse fibreuse pour rendre au patient son agilité et sa virilité.
Lemoine*, le premier, à Tahiti, en 1910, pratique "quelques interventions palliatives". Il procède à de vastes résections cutanées dites "en tranches de melon". D’autres techniques sont tentées puis rapidement délaissées, tels le drainage externe de la lymphe ou les anastomoses lympho-veineuses...
Au niveau du scrotum, il s’agit d’exciser la peau après avoir dégagé les testicules et la verge puis de détacher la masse fibreuse d’un bloc. Un premier obstacle est le volume de ces masses scrotales, parfois monstrueuses. La difficulté stimule l’imagination des chirurgiens. Certains suspendent cette masse à une poulie fixée au plafond. Guyomarc’h*, vers 1910, en AEF, commence par une grande incision médiane qui partage la pièce en deux parties symétriques. Puis, il dégage les testicules, le pénis... C’est l’époque héroïque, le malade est sur un brancard, l’intervention dure une trentaine de minutes. Le patient est heureux de revoir sa verge et de retrouver une activité sexuelle. Repris par Bernard* en 1911 et par Ouzilleau*, ce procédé est longtemps utilisé. Ce dernier auteur écrit en 1913 : "Nous n’avons eu que 4 échecs sur 182 opérés". Hélas ! la récidive est la règle, à plus ou moins brève échéance.
Pour l’éléphantiasis des membres, après la Seconde Guerre mondiale, l’accord se fait sur les techniques bien codifiées. Les chirurgiens coloniaux utilisent celles de Servelle ou de Gibson et Touch (Bézes).
Pour corriger la chylurie filarienne, la résection des collecteurs lymphatiques du rein concerné, proposée en 1964 par L. Léger, est utilisée avec succès en particulier à Tahiti par Fouques*, Huet*, Montangerand* et Roch* en 1967.
LES CAMPAGNES DE MASSE ANTI-FILARIENNES
Elles ne deviennent possibles qu’après la découverte de la notezine et elles reposent sur deux volets :
– La lutte contre les moustiques vecteurs et leurs gîtes, déjà entreprise dans le cadre du paludisme, peut expliquer que, de nos jours, l’endémie filarienne, avec ses éléphantiasis spectaculaires, recule.
– La chimioprophylaxie réservée aux régions de forte endémicité filarienne. Toute la population peut recevoir (parfois incorporée au sel de cuisine) la notézine pendant 12 jours tous les 3 mois. Un autre procédé consiste en prises bi-hebdomadaires. En 1949, Laigret* met en place une campagne en Polynésie et note dans la population une importante réduction de la densité des microfilaires dans le sang.
Ces campagnes de masse restent rares et limitées car, en général, la filariose n’est pas considérée comme prioritaire. En 1998, l’OMS dans une résolution de l’Assemblée générale demande aux États de la classer comme problème de santé publique.
Pour en savoir plus :
– Joyeux Ch. Sice A : Filariose Lymphatique. p. 288. In Précis de Médecine coloniale Masson et Cie Edit. Paris 1937.
– Dejou L. : Les localisations génitales de la filariose de Bancroft en AOF. Med Trop. 1950,10,31-59.
– Carme B. brengues J. Gentilini M. : Filariose lymphatique. Encycl. Méd. Chir. Paris Maladies infectieuses 8-112 A10 3.1980.
– Comité d’experts de l’OMS : Filariose lymphatique. OMS. Séries de rapports techniques. n° 702. 1984.
– OMS : La lutte contre la filariose lymphatique. Genève 1988.