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LA TRYPANOSOMIASE HUMAINE AFRICAINE (MALADIE DU SOMMEIL)
Article mis en ligne le 12 janvier 2024
dernière modification le 10 avril 2024

La maladie du sommeil ou trypanosomiase humaine africaine résulte de l’invasion de l’organisme par un parasite unicellulaire, le trypanosome. Il est transmis de l’homme à l’homme par la glossine (ou mouche tsé-tsé). L’évolution spontanée de la maladie déclarée est fatale. Les médicaments utilisés les plus efficaces sont très toxiques et leur prise prolongée est rendue difficile par la dispersion de l’habitat en zone rurale.

Le Corps de santé colonial saisit d’emblée la gravité de l’endémie. Ses médecins décrivent les signes cliniques de la maladie et innovent dans la prévention et les traitements de masse.

Les principes de prévention sont simples à énoncer, plus difficiles à concrétiser.

L’histoire de cette lutte préventive est dominée par un homme, Eugène Jamot* (1879-1937), qui élabore une méthode et la porte à un haut degré de réalisation au Cameroun avec des résultats remarquables.

Toutefois, incompris, Jamot* est écarté et s’ouvre un après-Jamot pendant lequel la trypanosomiase connait un regain d’activité. Mais les évidences sont têtues et, après quelques années, le retour à la méthode Jamot permet de maîtriser la diffusion de la trypanosomiase en AOF. Suprême hommage, quelques années plus tard, cette méthode est généralisée et étendue aux autres grandes endémies.

La décolonisation amène d’inévitables changements. Une adaptation de la méthode Jamot s’est avérée nécessaire. Ici ou là, on classe actuellement la trypanosomiase comme une maladie ré-émergente.

LE TRYPANOSOME et LA MOUCHE TSÉ-TSÉ

Le trypanosome, élégant fuseau souple et très mobile, long comme 3 ou 4 globules rouges, propulsé par un flagelle, a été découvert en Gambie par les Anglais Forbe et Dutton (1901).

Trypanosomes dans le sang

En Afrique occidentale et centrale, il parasite essentiellement l’homme mais aussi, probablement, le porc. En Afrique de l’Est, on rencontre une autre espèce de trypanosome, légèrement différente, mais tout aussi dangereuse qui parasite non seulement l’homme mais aussi les animaux sauvages tels les girafes, les phacochères et particulièrement les antilopes, ce fait rend impossible l’éradication de la maladie.

La maladie est transmise par la mouche tsé-tsé, insecte exclusivement africain, qui le prélève dans le sang d’un malade et le transmet par piqûre à un individu sain.

Glossine ou mouche tsé-tsé

L’ÉVOLUTION DE LA MALADIE

La maladie évolue en deux périodes :

 Dans la première période, le parasite est présent en abondance dans les ganglions et dans le sang. A ce stade de la maladie, le sujet infecté présente des symptômes d’une grande banalité : fièvre, ganglions du cou augmentés de volume, quelques taches sur la peau, etc..., qui ne l’inciteront pas à se faire soigner.

 Dans la deuxième période qui survient après quelques mois, le trypanosomé devient un grand malade neurologique. Son cerveau est atteint : paralysies, convulsions, troubles de la sensibilité rendant douloureuse la manipulation d’une clé (signe dit de Kérandel*, nom du médecin colonial qui l’a observé sur lui-même), troubles mentaux de plus en plus graves s’accompagnant souvent d’un besoin irrépressible de dormir, d’où le nom de "maladie du sommeil". A ce stade, on retrouve les trypanosomes dans le liquide céphalo-rachidien prélevé par ponction lombaire.

Derniers stades de la trypanosomiase

Précédée d’une période d’amaigrissement et de profonde misère physiologique, la mort ne tarde pas à survenir. Depuis la piqûre infectante par la mouche, il s’est écoulé parfois moins d’un an.

LES MÉDICAMENTS

Pendant la première moitié du vingtième siècle, les médicaments actifs sont rares. Le premier connu et le seul utilisé au début est un dérivé de l’arsenic, l’Atoxyl. Il est efficace en première période et s’administre en injection sous-cutanée pendant plusieurs semaines. Détruisant rapidement les trypanosomes présents dans le sang, il supprime les risques de transmission de la maladie par la mouche. Par contre, il n’est pas actif sur les parasites du liquide céphalo rachidien car il ne traverse pas la barrière méningée. La maladie continue donc à évoluer chez les sujets en deuxième période.

En 1926, apparait un autre dérivé arsenical, la Tryparsamide. L’injection en est intraveineuse, renouvelée pendant plusieurs semaines. L’avantage immense par rapport à l’Atoxyl est qu’elle pénétre dans le liquide céphalo-rachidien. C’est le médicament de la deuxième période de la maladie, mais il subsiste malgré tout une proportion de 20 % d’évolutions fatales.

Découverte d’un malade

Au début des campagnes de masse contre la maladie du sommeil, seuls, ces deux médicaments sont disponibles. Ce sont des arsenicaux et, comme tels, ils sont agressifs sur le nerf optique. Les sommeilleux sont souvent guéris mais des accidents oculaires allant jusqu’à la cécité peuvent être observés. Un autre inconvénient est la nécessité de répéter les injections et la difficulté de "fidéliser" les malades à moins de les hospitaliser pendant 2 ou 3 mois. Or, des traitements incomplets donnent naissance à des souches de trypanosomes résistantes à ces médicaments. Aujourd’hui, ces arsenicaux de première génération ne sont plus utilisés car la recherche a permis de découvrir d’autres molécules.

Dès les années 1930, apparaît la Suramine ou Moranyl, un dérivé de l’urée, qui n’a pas d’effet nocif sur le nerf optique mais qui présente une toxicité rénale. Son administration se fait par voie veineuse pendant 5 à 10 semaines. Ce produit, comme l’Atoxyl, n’est actif que durant la première période de la maladie.

Puis arrivent les diamidines très efficaces, mais ne traversant pas, non plus, la barrière méningée. Leur utilisation en médecine de masse est codifiée par Le Rouzic* et Combescot* en Afrique occidentale dès 1946. Les accidents thérapeutiques sont rares mais parfois sévères. Par ailleurs, une seule injection intramusculaire du produit protège le sujet sain contre la trypanosomiase pendant quelques semaines mais ce délai s’avère trop court pour que puissent être envisagées des campagnes de prophylaxie systématique, comme on l’avait espéré au début.

Enfin, à partir de 1947, apparait un nouvel arsenical, le Mélarsoprol, expérimenté par Jonchère*. Il est très efficace aux deux stades de la maladie. Le taux de guérison est de 95 %. Malheureusement, son emploi est grévé de 5 à 10 % de réactions de type encéphalite toxique souvent mortelle. Un temps retiré du marché, il est réapparu, faute de concurrents. En conclusion, "malgré ses réactions indésirables graves, le mélarsoprol est le seul médicament disponible pour les infections de la deuxième période" (OMS 1998).

L’ENDÉMIE

Répartition géographique des foyers de la trypanosomiase humaine africaine

La maladie existe depuis toujours chez les populations d’Afrique noire. Aux siècles précédents, elle est connue des négriers. L’arrivée des colonisateurs européens qui ouvrent des routes, pacifient les tribus, facilitent la circulation des hommes et des biens, en accélère la diffusion.

 En Afrique équatoriale française et au Cameroun.

Un membre de la mission Savorgnan de Brazza la signale, autour de 1880. Couvy* et Carmouze* rapportent une épidémie en pays Loango, au Sud-Ouest de Brazzaville, en 1895. D’autres foyers sont identifiés par Kérandel*, Heckenroth*, Millous* dès 1906 dans le Bas-Congo. La Société de géographie envoie en Afrique équatoriale française une mission composée de G. Martin* et P. Leboeuf*, accompagnés d’un entomologiste, E. Roubaud. Leur périple les amène à rencontrer les médecins des troupes coloniales en poste dans le pays et à juger par eux-mêmes de la situation au Bas et Moyen-Congo qu’ils estiment très grave.

Mais, en l’absence de moyens de pénétration et de recensement des populations, l’action médicale reste fragmentaire et la maladie gagne du terrain. Entre 1905 et 1910, cette situation devient la préoccupation majeure des organismes s’intéressant à la médecine tropicale. En 1908, le premier bulletin de la Société de pathologie exotique lui consacre plus de la moitié de ses articles. En 1913, Ouzilleau* dépiste 7 000 trypanosomés sur 20 000 sujets examinés, au Nord de l’Oubangui à 1 500 km du Bas-Congo, le foyer primitif supposé. Il utilise l’Atoxyl avec l’ambition de modérer l’extension de l’épidémie.

Ses confrères des circonscriptions voisines (Aubert* et Monfort* dans la Sangha, au nord du Congo, Heckenroth* le long du Bas-Oubangui réalisent, eux aussi, des prouesses qui, sans moyens supplémentaires, restent limitées. L’épidémie continue de s’étendre et, en 1926, Muraz* dépiste plus de 11 000 trypanosomés autour de Fort-Archambault, au Tchad. Le Cameroun, colonie de l’Allemagne jusqu’en 1916, n’est pas épargné. A l’Est, la vague de propagation rejoint celle venue du Soudan anglo-égyptien (actuel Soudan) qui, elle même, a pour origine une mémorable épidémie qui ruine entre 1902 et 1905 l’Ouganda (dans l’une des provinces de ce territoire, les deux tiers de la population ont péri). Toute l’AEF est embrasée en deux décennies.

Au Cameroun allemand, le colonisateur, dès 1910, met en place une organisation pour lutter contre le fléau dont il commence à mesurer l’importance : l’accent est mis sur la police des frontières, les passeports sanitaires et les centres de traitement où sont rassemblés les malades. En 1913, il est prévu une prospection systématique par des équipes itinérantes, des débroussaillements pour détruire les gites de tsé-tsé et la formation d’un personnel spécialisé dans cette lutte. Les crédits nécessaires ont été dégagés : plusieurs centaines de milliers de marks pour 1914-1915. La guerre dérange ces plans et, avec l’arrivée de la France, c’est Huot* qui les applique, sur les mêmes principes… mais, sans les crédits. On a d’abord cru que la maladie était localisée à la forêt dense et aux rives des fleuves du centre du pays. Huot*, en 26 mois dépiste 8 548 trypanosomés sur 70 000 habitants. En réalité le fléau était partout mais son ampleur était sous-estimée.

Au Congo ex-belge, E. Lejeune dépiste et traite dès 1911 des milliers de trypanosomés. La reine des Belges, Elisabeth, fait, sur ses deniers, ouvrir, en 1913, à Léopoldville (actuel Kinshasa) un établissement où sont formés des aides autochtones capables de diagnostiquer et de traiter la maladie selon des schémas standards. Les Anglais et les Portugais, en Afrique orientale, font les mêmes constatations épidémiologiques mais ne s’engagent pas dans le même type d’action mobile sur le terrain.

 En Afrique occidentale française.

Les médecins du Corps de santé colonial G. Martin*, Thiroux*, Bouffard*, à la même époque, montrent que la trypanosomiase est présente dans tous les territoires. En 1908, une mission composée de Bouet* et Roubaud parcourt la Fédération et trace une première carte de l’expansion de l’épidémie, centrée sur le bassin des Volta. En 1925, Hérivaux* découvre au Nord-Togo un foyer très actif de trypanosomiase qui, ignorant la frontière, déborde largement sur le Nord-Ouest du Dahomey. Dabbadie* signale que le Sud de la Haute Volta est la proie d’une épidémie et Montestruc* qui lui succède élargit le front de la maladie vers l’Est, jusqu’au Niger. Le Sénégal et la Guinée sont aussi infectés. Mais, comme en Afrique équatoriale vingt ans plus tôt, le combat n’est pas coordonné. Le médecin général inspecteur des services sanitaires minimise le danger. De plus, chaque colonie a son directeur de la santé et son gouverneur ; les politiques diffèrent d’une région à l’autre. C’est ainsi que le Soudan est le dernier territoire à reconnaître qu’il est touché par la trypanosomiase alors que, au Togo, placé sous mandat français après la Première Guerre mondiale, un service spécial, créé dès 1925, contrôle l’épidémie.

LES PRINCIPES DE LA PRÉVENTION

Les principes de la lutte préventive contre la maladie du sommeil ont déjà été définis lorsque Jamot aborde les côtes d’Afrique : les deux points vulnérables de la chaîne épidémiologique sont la mouche tsé-tsé et le trypanosome lui-même. Mais, ce ne sont que des principes !

A cette époque, la lutte contre les glossines est impossible. Il existe en effet plusieurs espèces de glossines, les unes vivant dans les forêts, d’autres dans les savanes boisées, d’autres aussi en zone sahélienne, le long des cours d’eau ; ces dernières changent d’habitat en saison des pluies. On ne dispose à cette époque ni d’insecticides, ni de pièges à glossines.

Contre le trypanosome, il faut attendre la découverte des premiers arsenicaux exterminateurs des trypanosomes chez l’homme. Les mouches ne rencontrant plus de porteurs de germes deviennent inoffensives.

Si résoudre théoriquement ce problème ne pose aucune difficulté, il en va tout autrement sur le terrain. Il faut une bonne vingtaine d’années pour vaincre les résistances administratives, les traditions, les craintes des intéressés eux-mêmes, et tous les obstacles que soulève l’innovation.

Il faut surtout l’énergie, la conviction, l’entêtement, le sens de l’organisation, l’éloquence, le non-conformisme, le charisme d’un médecin du Corps de santé colonial : E. Jamot*, entouré d’une équipe de grand courage et de grand dévouement qui a payé son tribut à la trypanosomiase : certains contractent la maladie une ou deux fois, d’autres, comme Le Hir* en Haute-Volta, en sont morts.

Eugène JAMOT (à gauche) et ses premiers collaborateurs (1930)

Les objectifs de la prévention sont clairs :

 Pour stériliser le réservoir de virus, il faut :

Disposer d’un médicament actif utilisable dans les conditions locales,
dépister tous les malades,
les traiter systématiquement aussitôt dépistés : Injection précoce stérilisante et standardisation de l’usage des médicaments pendant plusieurs mois. Un traitement incomplet est catastrophique aussi bien pour l’intéressé que pour la collectivité

 Pour dépister tous les malades, il faut :

Aller au devant des populations et examiner tout le monde en utilisant des équipes mobiles capables de travailler partout, vite et de façon efficace,

Travail de brousse : ponction lombaire

disposer de cahiers de recensement. L’administrateur du cercle fait tenir par les chefs de canton un état-civil rudimentaire, souvent falsifié car le chiffre de l’impôt du village est fondé sur ce document. Dès que cela devient possible, les équipes mobiles établissent leurs propres recensements,

revenir avec une périodicité annoncée, pour être certain d’avoir examiné toute la population et pour dépister les nouveaux cas survenus depuis le dernier passage.

 Pour être rapide et efficace, il faut :

Disposer d’une équipe rompue aux gestes et examens nécessaires. Ils sont réalisés par des auxiliaires travaillant "à la chaîne" dont les tâches techniques sont standardisées et qui sont formés pour cela dans des écoles d’assistants médicaux.

Obtenir l’adhésion des populations et la présence de tous. Il faut d’abord convaincre les chefs coutumiers : chef de village, chef de canton (chez les Africains de l’Ouest, la maladie du sommeil est considérée comme une véritable tare qui déshonore l’individu et sa famille). A la limite, faire jouer le "code de l’indigénat" qui prévoit des pénalités pour les infractions mettant en jeu la santé publique.

Faire percevoir les résultats obtenus auprès des chefs coutumiers et des populations.

L’ÉLABORATION DE LA "MÉTHODE JAMOT"

Eugène Jamot* débarque en Afrique noire en décembre 1910. Il est affecté pendant trois ans à l’un des corps de troupes chargé de la pacification du Tchad. A son retour en métropole, il suit le stage de l’institut Pasteur de Paris où il rencontre Mesnil qui l’oriente vers la trypanosomiase. Il repart au Congo affecté à l’institut Pasteur de Brazzaville, en Juillet 1914. Quinze jours après son arrivée, la guerre éclate et le voilà médecin de la colonne franco-belge qui affronte les Allemands du Cameroun. Il revient en 1916 à Brazzaville et prend la direction de l’institut Pasteur.

Il est permis de penser que son premier séjour au Tchad a développé chez lui une bonne connaissance du terrain et l’a convaincu de la nécessité d’organiser des équipes mobiles dans la brousse d’Afrique. De plus, le chemin parcouru entre Brazzaville et Yaoundé traverse la zone la plus infestée de trypanosomes et il ne peut pas ne pas voir ces squelettes décharnés, titubants, les yeux morts que sont les sommeilleux en fin d’évolution. Dans tous les cas, l’urgence de la situation est manifeste et il va déployer, en sa qualité de directeur de l’institut Pasteur de Brazzaville, toute son énergie dans le combat contre cette maladie.

Dès novembre 1916, l’administration coloniale prend conscience qu’un feu épidémique de trypanosomiase embrase l’AEF. Le conseil colonial d’hygiène de Brazzaville, en avril 1917, institue un "service de surveillance et de prophylaxie de la maladie du sommeil". Le territoire est divisé en secteurs et surtout, sous la pression de Jamot, il est précisé que l’autorité administrative fixera, sur la demande des médecins, les lieux de rassemblement des populations à examiner. L’objectif est triple : recenser les individus, établir des fiches sanitaires et mettre en oeuvre le premier traitement.

Deux notions importantes apparaissent : le médecin de l’équipe mobile doit se déplacer avec elle pour examiner les populations dans leur totalité et le premier traitement du malade dépisté sera aussitôt mis en œuvre, interrompant la diffusion des trypanosomes.

Tournée de brousse

L’aventure Jamot commence. Avec deux auxiliaires européens et sept africains, Jamot constitue sa première équipe mobile. Les deux premiers ont en charge l’intendance, les sept autres sont d’éthnies différentes, donc de dialectes différents. Tous ont subi pendant plusieurs mois une formation intensive à une ou plusieurs activités particulières : ponction des ganglions du cou, recherche de trypanosomes dans le suc ganglionnaire ou dans le sang, injection d’Atoxyl, etc...

Le lieu de la prospection est choisi : le couloir reliant le bassin de l’Oubangui à celui du Chari, partant de Bangui vers le nord sur un millier de kilomètres jusqu’à la frontière du Tchad, en pleine brousse, un parcours allant de la forêt clairière à la savane de plus en plus clairsemée. Deux microscopes, deux centrifugeuses à main, quelques seringues constituent l’essentiel du matériel. Les déplacements se font en bateau, en pirogue, à cheval et, le plus souvent, à pied.

En huit mois de prospection, de juin 1916 à février 1917, l’équipe examine 18 874 individus parmi lesquels sont identifiés, recensés, fichés et traités 1 959 sommeilleux. Sur 77 villages visités, un seul est indemne.

De retour à Brazzaville, à l’institut Pasteur, Jamot milite pour que le même type d’action soit étendu à toute l’Afrique équatoriale. Dans les deux ans qui suivent, huit secteurs sont créés, chacun confié à une équipe mobile. Muraz* dirige celui de Nola, à la pointe sud de l’Oubangui, dit le "poste de la mort", puis celui de Fort-Archambault au Tchad. Il y dépiste et traite des milliers de sommeilleux mais aussi s’imprègne des idées de Jamot qu’il mettra en application avec la plus grande réussite vingt ans plus tard, à la tête du SGAMS. Auparavant, en 1926, il prendra la direction du service de lutte contre la maladie du sommeil en Afrique équatoriale.

LA RÉALISATION DE LA MÉTHODE JAMOT

En mars 1922, Jamot est affecté au Cameroun confié à la France par la Société des Nations. La situation y est tragique. Le quart de la population a disparu. Dans certains villages, 97 % des individus sont trypanosomés. Un véritable génocide par tsé-tsé interposée !

Son équipe s’est étoffée : quatre jeunes médecins coloniaux, Corson*, Euvrard*, Odend’hal* et Marquand* et 75 auxiliaires africains. Il entreprend aussitôt une évaluation et trouve, dans la région centrale du pays à quelques centaines de kilomètres de Yaoundé, 30 % de trypanosomés. L’année suivante, la prospection amène l’équipe de Jamot aux portes de Yaoundé. Elle en est refoulée par l’Administration. Que la trypanosomiase flambe en brousse, c’est acceptable mais qu’elle soit aux portes de la capitale est une idée insupportable et incongrue !

Palpation des ganglions du cou

De septembre 1924 à février 1925, Jamot prospecte le Nord-Cameroun : l’infestation y est présente, mais moins intense. Il revient au Sud où la situation s’est encore dégradée : sur 663 000 personnes examinées, 115 354 (17 %) sont reconnues trypanosomées. En septembre 1925, Jamot rentre en France en congé régulier.

En Juin 1926, Calmette*, sous-directeur de l’institut Pasteur, présente Jamot aux membres de l’association Colonies-Sciences, présidée par le général Messimy, ancien ministre des Colonies, illustre chef de la Grande Guerre et président de la commission des colonies au Sénat. Jamot* multiplie les conférences où son éloquence naturelle et la simple description de ce qu’il vient de vivre lui attirent toutes les sympathies. Les portes des cabinets ministériels puis celles de ministres eux mêmes s’ouvrent devant lui. Mieux, il obtient une dotation financière directe (8 millions de francs 1926 soit 4,5 millions d’euros 2000) dont il a, seul, la responsabilité d’utilisation. Mais, en s’adressant directement à la "société civile", Jamot* a court-circuité trois hiérarchies : militaire, médicale et administrative. Certains ne le lui pardonneront jamais.

Cependant, les résultats sont là. Dès 1926, Jamot obtient que la mission de prophylaxie soit autonome sur tous les plans, en AEF et au Cameroun. Il crée au Cameroun 14 Secteurs spéciaux et 14 Secteurs annexes. 18 médecins du Corps de santé colonial, 36 Agents sanitaires français et 400 auxiliaires camerounais constituent sa force de frappe. Certaines équipes disposent de 14 microscopes. Le centre d’Ayos est devenu une véritable école de formation du personnel.

Examens de sang

A la fin de 1928, pour l’ensemble du Cameroun, sur 800 000 personnes recensées, 663 971 ont été examinées et 115 354 trypanosomés ont été dépistés et traités. Les malades grabataires ou impotents sont regroupés dans des "hypnoseries" tandis que les autres viennent recevoir leurs soins dans les centres de traitement ou bien attendent le passage de l’agent sanitaire. Les trois quarts vont totalement guérir.

Lors de son séjour à Paris en 1931, à l’occasion de l’exposition coloniale, la notoriété de Jamot s’étend. Les instances politiques sont sensibles aux résultats obtenus au Cameroun. Les interviews, les conférences s’enchaînent et, cette fois, Jamot, en grand communicateur, a recours au dernier né des médias : le cinéma. Un film est tourné au Cameroun par Marc Allégret "Le réveil d’une race", titre-écho au défi lancé 10 ans plus tôt par Jamot : "Je réveillerai l’Afrique noire". Ce film obtient un grand succès. Jamot est même proposé par la France pour le prix Nobel de médecine.

C’en est trop. L’accusation est portée d’une responsabilité dans la faute technique de son collaborateur en poste à Bafia : un surdosage de tryparsamide a provoqué plusieurs centaines de cas de cécité définitive. Sur le chemin du retour vers le Cameroun, on fait savoir à Jamot que son affectation à Yaoundé est annulée et qu’il lui est infligé un blâme. Il débarque à Dakar et, pendant sept mois, y attend une nouvelle affectation.

Celle-ci arrive en juillet 1932, il est chargé de diriger le service de prophylaxie de la maladie du sommeil de l’AOF avec pour objectif immédiat de déterminer les limites de l’endémie. Il fait venir seize infirmiers camerounais auxquels il ajoute des recrues voltaïques. Il installe son P.C. au centre de la Haute Volta, à Ouagadougou.

Jusqu’en Mars 1935, il parcourt l’immense territoire de l’AOF et trouve des trypanosomés partout, sauf en Mauritanie. Partout, des villages disparaissent, les chiffres des recensements sont en forte baisse, la mortalité dépasse de 25 % la natalité. Le bilan est impressionnant : en moins de trois ans, Jamot et ses équipes dépistent 68 000 trypanosomés. La situation en AOF est comparable sinon pire que celle de l’AEF dix ans plus tôt.

Jamot propose le même remède : un service autonome consacré à cette lutte. Mais, ses détracteurs sont au pouvoir. Ils nient l’efficacité de sa méthode et contestent ses mérites. "Toute épidémie s’arrête un jour, dit la hiérarchie médicale, et même sans Jamot, les résultats qu’il revendique au Cameroun ou en AEF auraient été obtenus". "Tout service autonome devient un "État dans l’État" et sa gestion est incontrôlable" ajoute la hiérarchie administrative. Jamot est atterré, affecté par le blâme signifié à Dakar, physiquement épuisé. Mais il sait qu’il a raison et, en homme d’honneur, il démissionne de l’armée en 1935 et se retire dans sa Creuse natale où il s’éteint, deux ans plus tard.

L’APRÈS JAMOT

D’une circulaire, le médecin inspecteur Couvy*, directeur de la santé publique en AOF, ramène la lutte contre la trypanosomiase à ce qu’elle était en 1906. La maître-mot de sa réforme est "polyvalence". Les équipes de dépistage et de traitement deviennent des équipes de consultations générales et les centres de traitement, des centres de consultations fixes. En un mot, les équipes mobiles réintègrent le cadre de l’assistance médicale indigène qui gère tous les problèmes de santé des populations.

L’idée en soi est bonne et préfigure les recommandations de l’OMS à la conférence d’Alma Ata en 1978, mais elle fait perdre à la trypanosomiase son statut prioritaire. La formation spécifique du personnel n’est plus assurée, les schémas thérapeutiques ignorés, les examens complémentaires négligés. Les ponctions lombaires, par exemple, ne sont plus systématiques. De fait, entre 1935 et 1938, la trypanosomiase recommence à flamber, les malades en deuxième période deviennent plus nombreux.

Certains s’en indignent, Lefrou* en particulier qui, en retour, reçoit aussi un blâme. La pénurie s’installe : pénurie de véhicules, pénurie de matériel, pénurie de médicaments et aussi pénurie d’enthousiasme. Curieusement, la hiérarchie administrative a bien pris conscience du danger tandis que la haute hiérarchie médicale (inspecteur et directeurs de la santé des territoires) reste accrochée à la polyvalence qui lui donne l’autorité sur tout.

C’est finalement le gouverneur général de l’AOF De Coppet qui avec l’aide du successeur de Couvy*, obtient la création, le 20 Janvier 1939, par le nouveau ministre des colonies, Georges Mandel, du service général autonome de la maladie du sommeil (SGAMS) dont la direction est confiée à Muraz*.

LE RETOUR DE LA MÉTHODE JAMOT

Muraz* prend aussitôt toutes les dispositions nécessaires pour éviter certains défauts de Jamot*. Celui-ci n’avait pas le goût de l’administration et de la hiérarchie ; toujours attentif à ses subordonnés qu’il traite comme des amis, ses consignes sont données verbalement à travers des discussions informelles ou à travers un courrier personnel. Quand un médecin-chef d’équipe succéde à un autre, il n’a pas d’archives où trouver les indications précises sur l’utilisation de ces médicaments dont les effets toxiques sont aussi importants que les effets thérapeutiques.

A l’opposé, Muraz* diffuse des "Instructions techniques" qui codifient, unifient et actualisent dépistage et traitement. Tout est prévu dans ces documents, ils sont archivés et constituent la référence permanente du chef de secteur.

Muraz*, tirant parti des résultats acquis, s’appuie sur des textes administratifs, décrets et arrêtés. Il s’assure de la confiance des décideurs de Paris ou Dakar. Il implante le siège du SGAMS non à Dakar, mais au coeur de l’AOF à Bobo-Dioulasso, en Haute Volta.

Dépistage à Banfora (Côte d’Ivoire)

32 secteurs sont créés en AOF, dirigées par des médecins du corps de santé colonial qui disposent d’une ou plusieurs équipes de prospection et de traitement ayant à leur tête des médecins autochtones formés à l’école de médecine africaine de Dakar, mais aussi d’équipes de prophylaxie agronomique chargées de détruire les gîtes de glossines à partir d’une meilleure connaissance de la biologie de ces mouches. Entre 1940 et 1945, le SGAMS ouvre 4 025 chantiers de débroussaillement et traite 87 833 hectares. Les équipes mobiles conservent une certaine polyvalence et, en particulier, pratiquent les tournées de vaccinations.

Des mesures d’accompagnement renforcent le succès du SGAMS. Ainsi, les malades qui se présentent régulièrement au traitement sont exemptés de l’impôt de capitation. Une prime est accordée aux chefs de canton ou de village qui réunissent la totalité de leurs administrés.

Le succès revient. Entre 1939 et 1945, malgré la guerre et depuis novembre 1942 la coupure avec la métropole, le chiffre des populations visitées est multiplié par 4 et le pourcentage de nouveaux contaminés est divisé par 20.
Sur 40 millions de personnes examinées, 400 000 trypanosomés ont été diagnostiqués, traités et, pour la plupart, guéris.

LA GÉNÉRALISATION DE LA MÉTHODE JAMOT

Eugène Jamot (1879-1937)

La Conférence de Brazzaville en 1944 consacre une nouvelle polyvalence mais, cette fois, dans un contexte où la trypanosomiase a été jugulée. Il ne s’agit plus d’une banalisation de la maladie du sommeil au sein de l’AMI mais d’une extension des activités de cette structure autonome, toujours indépendante, dans la lutte contre d’autres grandes endémies tropicales, les plus redoutables et les plus accessibles au traitement. De nouvelles tâches sont progressivement confiées aux équipes mobiles : la lutte contre la lèpre, puis le paludisme, l’onchocercose ou cécité des rivières, les affections oculaires invalidantes comme le trachome, les tréponématoses, la méningite cérébro-spinale et toujours les vaccinations. Le bilan de toutes ces actions est présenté dans les chapitres correspondants.

Le SGAMS disparaît et le service général d’hygiène mobile et prophylaxie (SGHMP) le remplace. Le Rouzic* est directeur jusqu’en 1948 et le siège est maintenu à Bobo Dioulasso où l’ensemble des services et laboratoires constitue le centre Muraz. Disciple de Jamot* et de Muraz*, Le Rouzic* continue à privilégier la lutte contre la trypanosomiase. En dix ans, elle est réduite à l’état d’endémie mineure. Ainsi, en 1953, sur 5 407 376 personnes examinées dans la partie la plus infestée de l’AOF, on ne trouve "que" 6 092 trypanosomés dont bon nombre contaminés en Gold Coast (actuel Ghana).

L’ensemble AOF-Togo est divisé en 75 Secteurs spéciaux et 44 Secteurs annexes, dirigés par des médecins du Corps de santé colonial. L’AEF et le Cameroun sont quadrillés par une trentaine de secteurs. L’ensemble des services de la médecine mobile en Afrique emploiera à l’apogée de ses activités, dans les années 1960, plusieurs milliers de personnes, utilisera plus de 1 100 véhicules et les dépenses s’élèveront en 1956 à plus de 6 milliards "d’anciens" francs soit 618 millions de francs 2000 ou 94 millions d’euros.

Avec les indépendances, l’héritage du SGHMP passe entre les mains de l’OCCGE et de l’OCEAC.

Mais, le processus de décolonisation n’est pas que politique ou économique. Il est aussi sociologique et psychologique. Les nouveaux statuts de citoyenneté portent en eux l’émancipation des tutelles administratives.

Au nom de la liberté retrouvée, les contraintes du colonisateur telles que l’assiduité aux rassemblements ne s’appliquent plus. Il devient difficile de mobiliser les populations, de leur imposer des heures d’attente, de les examiner et de d’identifier publiquement les malades. La méthode Jamot ne pouvait être efficace qu’accompagnée de mesures suffisamment coercitives pour que la totalité de la population soit présentée à l’équipe. Un sommeilleux qui passe au travers, ce sont dix, vingt individus qui seront contaminés dans les mois à venir, aujourd’hui comme hier.

En outre, tout cela coûte trop cher pour des pays à faibles ressources. Les aides internationales et les maigres subsides "humanitaires" ne sont pas à la mesure du besoin. Certains États ne versent plus leurs participation aux organismes communs. Les équipes tournent de moins en moins.

Et l’inévitable se produit : le trypanosomiase est classée aujourd’hui parmi les endémies ré-émergentes, mais, cette fois, sans personnel auxiliaire qualifié et sans arme thérapeutique nouvelle utilisable en traitement de masse. En 1998, l’OMS évalue à 55 millions le nombre de personnes exposées en Afrique au risque sommeilleux alors que 4 millions seulement peuvent bénéficier d’une surveillance valable. De surcroit, les troubles politiques et les guerres annihilent tous les programmes sanitaires.

L’ADAPTATION DE LA MÉTHODE JAMOT

La méthode, dans sa forme originelle, est vouée à disparaître. Appelée par les Anglophones le "french system", elle a fait ce qu’il fallait faire au moment où il fallait le faire. Son succès a été l’objet de l’admiration du monde scientifique. Elle a préservé l’Afrique française d’un désastre démographique.

Maladie du sommeil en Afrique Centrale

Actuellement, la formule doit être adaptée. Le concept d’équipe mobile dont chaque membre a une tâche précise à assumer et pour laquelle il a reçu une formation particulière est conservé. La première injection immédiate qui stérilise le réservoir de virus dès le dépistage reste une mesure essentielle de prévention. Le problème est celui de l’absentéïsme des populations. L’obligation doit être remplacée par la sensibilisation. Le changement de comportement ne peut être que la conséquence que d’une bonne connaissance des risques encourus. L’éducation, l’information, avec un effort particulier en direction des femmes et des filles réduira l’absentéisme, mais il prendra du temps !

Par bonheur, le XX° siècle offre, sur sa fin, certaines possibilités nouvelles. Les insecticides organochlorés, les pièges imprégnés d’insecticides, le lâcher de mâles stériles irradiés permettent aujourd’hui d’envisager une lutte anti-glossines plus efficace.

L’équipe de prospection aussi peut être considérablement allégée. Une goutte de sang prélevé au doigt permet de réaliser un test sérologique, immédiatement interprétable, permettant un tri rapide. Les sujets positifs passent ensuite un examen approfondi avec recherche de trypanosomes. Ceux qui sont reconnus atteints sont ensuite traités par des équipes mobiles de traitement ou dans des centres fixes. Dans tous les cas, le maître-mot de la lutte contre la trypanosomiase sera toujours "l’équipe mobile" et son inventeur restera Jamot. Il faut enfin souhaiter que la recherche pharmaceutique s’intéresse à la découverte de trypanocides nouveaux, plus maniables que ceux d’aujourd’hui. Depuis plus de cinquante ans, aucun produit n’est venu, en médecine de masse, prendre la relève du mélarsoprol.

Pour en savoir plus :

 Martin G. Leboeuf et Roubaud. : Rapport de la mission d’études de la maladie du sommeil au congo français-
1906-1908. 1 vol. Masson et Cie Edit. Paris 1909.
 Laveran et Mesnil. : Trypanosomes et trypanosomiases. 1 vol. Masson et Cie Edit. Paris 1912.
 Jamot E. : La lutte contre la maladie du sommeil en AEF et au Cameroun L’Illustration 4330, 27 février 1926,200-202.
 Jamot E. : La prophylaxie de la maladie du sommeil In "les grandes endémies tropicales" Tomes I et II ; Vigot Frères Edit. Paris 1930.
 Jamot E. et Coll. : Rapport sur la maladie du sommeil. Journées médicales coloniales : 23 07 - 05 08 1931. Rev.Med.Hyg.trop. 1931,23,190-192.
 Jamot E. : La lutte contre la maladie du sommeil au Cameroun. Ann. Institut Pasteur. 1932,48,481-539.
 Jamot E. : La maladie du sommeil en AOF. Bull.Acad.sci.Outre-mer.1935,265-273.
 Dutertre J. : Médecine d’Afrique noire. 1968, n°4, 147-177. Numéro consacré à la trypanosomiase humaine africaine.
 Ann. Soc. Belge Med.trop. 1977,57,4-5,191-479. Nombreux articles.
 Médecine tropicale, 2001,61,4-5. Numéro entier : Maladie du sommeil : le renouveau.
 Lapeyssonnie L. : "Moi, Jamot" Le vainqueur de la maladie du sommeil 1 vol. 210 p. Les presses de l’INAM. Edit. Plaisir 1987.
 Lapeyssonnie L. : La médecine coloniale. Mythes et réalités. 1 vol. 310 p. Seghers Edit. 1988.
 Bull. Soc. Path. Exo. 2002,95,5,331-344 Numéro entier : Hommage au Médecin général Lapeyssonnie.