Les tréponématoses endémiques ou syphilis non-vénériennes constituent des infections chroniques causées par des tréponèmes semblables à celui de la syphilis vénérienne. L’homme est leur unique hôte naturel. Elles sévissent dans les zones rurales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique centrale et on estime qu’au début du XX° siècle, plusieurs dizaines de millions de personnes dans le monde sont exposées à ces affections.
Le Corps de santé colonial organise et réalise la lutte contre ces endémies dans les territoires dont il a la responsabilité médicale. Pour cela, il en assure le dépistage et le traitement.
La découverte de l’extraordinaire efficacité de la pénicilline dans le traitement de ces maladies engage le service des grandes endémies, à partir de 1955, à entreprendre le combat décisif contre ces maladies par une campagne de masse.
Le bilan est remarquable. Ces maladies sont en régression dans le monde.
LES TRÉPONÉMATOSES ENDÉMIQUES OU SYPHILIS NON-VÉNÉRIENNES
Le caractère non-vénérien de ces maladies observées dans les pays tropicaux n’a pas été immédiatement identifié par les médecins coloniaux. En effet, les lésions de la syphilis vénérienne sont bien connues en Europe, et la signature sérologique du tréponème vient d’être découverte, en 1906, par Wasserman à la suite des travaux du pasteurien Bordet. Dans les régions tropicales, cet examen se révèle donc positif chez un très grand nombre d’autochtones adultes, sans antécédents syphilitiques reconnus, bien qu’il soit toujours difficile de le vérifier, mais surtout sans signes cliniques de syphilis évoluée. Cette sérologie est également positive chez de nombreux enfants pré-pubères... L’incompréhension est grande, il est évoqué la syphilis héréditaire ou congénitale et des traitements sont administrés sur la vue de sérologies positives. Ce n’est que progressivement qu’est acceptée l’idée de tréponématoses dont la transmission ne serait pas vénérienne.
Elles se présentent sous trois formes : pian, bejel (appelé aussi syphilis endémique) et pinta :
– Le pian est la variété clinique qui offre l’expression cutanée et muqueuse la plus remarquable. La lésion initiale passe souvent inaperçue et l’aspect cutané caractéristique est le pianome, appelé framboesia, ulcération bourgeonnante et suintante, prurigineuse souvent, recouverte d’une fine croûte. Leur nombre, chez un même sujet, est variable, ils sont le plus souvent retrouvés sur tous les téguments mais surtout dans les régions les plus humides. Au niveau de la paume des mains et de la plante des pieds, ils brisent la couche cornée et constituent le pian-crabe particulièrement douloureux. D’autres lésions appelées pianides, succèdent aux pianomes. Plus tard, apparaissent des lésions osseuses portant sur les os longs, tibias en particulier et pouvant aboutir à des déformations invalidantes et, dans les stades tardifs, mutilantes.
– Le béjel a une expression clinique plus discrète dont les lésions sont surtout situées sur les muqueuses buccales et parfois génitales. Elles consistent en petites ulcérations de la face interne des lèvres et de la joue appelées plaques muqueuses. Il existe de rares lésions cutanées sous formes de nodules, sans atteinte de l’état général. Les manifestations tardives osseuses sont très discrètes.
– La pinta ou carate présente essentiellement des lésions cutanées de toutes les couleurs, bleuâtres, érythémateuses ou décolorées évoquant une véritable peinture, d’où son nom. Ces lésions se situent en différents endroits du revêtement cutané. Il n’existe aucune manifestations tardives.
Leur répartition mondiale est remarquable et différente selon l’affection :
le pian dans les régions rurales, chaudes et humides, forêts et plaines côtières. "Le pian commence là où la route s’arrête", le béjel dans les zones sèches et arides de l’Afrique et du Moyen-Orient. La pinta n’existe qu’en Amérique centrale et du sud.
Le climat influe sur leur contagiosité : en climat humide, les lésions suintantes du pian favorisent la transmission, alors que, sous le climat plus sec des zones de savane, les lésions sont moins contagieuses car moins suintantes sauf lorsqu’elles siègent sur des muqueuses ou des zones humides telles que les lèvres ou les creux axillaires.
De très nombreuses formes de ces maladies restent latentes et uniquement mises en évidence par la pratique de la sérologie.
UNE AUTRE TRÉPONÉMATOSE : LA SYPHILIS VÉNÉRIENNE
La tréponématose la plus connue et la seule universellement répandue est la syphilis vénérienne, affection sexuellement transmissible. Non traitée, elle provoque des atteintes graves, voire mortelles, notamment de l’aorte et du système nerveux. Enfin, elle est transmissible au foetus qui fera une syphilis congénitale.
Cette forme universelle existe aussi sous les tropiques, surtout dans les villes et les ports.
LES CARACTÈRES COMMUNS ET DISTINCTIFS DE CES TRÉPONÉMATOSES ENDÉMIQUES
Toutes les tréponématoses endémiques ont en commun :
– d’être provoquées par un germe semblable, le tréponème, identique à celui de la syphilis,
– de voir apparaître dans le sang les mêmes anticorps, à l’origine d’une sérologie identique pour ces affections et pour la syphilis,
– d’être sensibles à la pénicilline ainsi qu’à plusieurs autres antibiotiques.
Par contre, ces tréponématoses se différencient de la syphilis, car :
– La contamination n’est pas sexuelle et survient très précocement, entre 2 et 10 ans, par contact direct à partir de plaies ou d’écorchures cutanées avec des lésions suintantes d’un autre enfant en général. Cette contagion est favorisée par une hygiène défectueuse (manque d’eau et de savon), par la promiscuité et par l’éloignement des centres de soins.
– Ces maladies sont surtout rurales et touchent un très grand pourcentage des individus. Il s’agit bien d’une "grande endémie".
– Elles ne sont pas observées dans les pays tempérés mais uniquement dans les contrées tropicales ou subtropicales,
– Elles ne se transmettent pas de la mère au fœtus. A l’inverse, la syphilis est transmissible de la mère à l’enfant qui présente une syphilis congénitale.
– Elles n’entraînent aucune complication viscérale ou nerveuse mais seulement quelques atteintes osseuses. Elles ne sont pas une cause évidente d’avortements spontanés.
Le problème essentiel, chez un patient ayant une sérologie positive identique à celle de la syphilis vénérienne classique, est de ne pas confondre ces affections avec cette dernière d’évolution plus sévère. La syphilis est incontestablement la tréponématose la plus connue et la seule universellement répandue. Sous les tropiques, elle est surtout observée en zones urbaines et dans les ports. Cette affection est transmissible par relations sexuelles. Non traitée, elle est responsable de manifestations tardives extrêmement graves, souvent mortelles, notamment cardio-vasculaires et neuropsychiatriques. Toutes ces manifestations tardives ne sont pas observées au cours de l’évolution des tréponématoses endémiques.
LE DÉPISTAGE ET LE TRAITEMENT
Les premiers médecins coloniaux, en présence de lésions tréponémiques et surtout de sérologies positives, utilisaient les médications en usage à leur époque. Au XIX° siècle, le médicament de base est l’iodure de potassium auquel il faut bien reconnaître quelques vertus thérapeutiques sur les gommes et les nodules d’anciennes tréponématoses. Ainsi, les vieux Toucouleurs de la vallée du fleuve Sénégal venaient encore, dans les années 50, demander aux infirmiers du "ripotassion" (iodure de potassium) pour calmer leurs douleurs nocturnes.
A partir de 1910, les arsenicaux (novarsenobenzol, arsenones, sulfarsol) commencent à être utilisés avec succès mais sont générateurs d’accidents (hépatites, névrites). Le bismuth arrive après 1920, il est actif et mieux toléré mais encore dangereux pour le rein et la muqueuse de la bouche.
Dans le même temps, une connaissance plus approfondie des lésions du pian en particulier et de ses complications mutilantes est apportée par les travaux de Botreau-Roussel* qui met au point des interventions de chirurgie correctrice adaptée.
Mais, l’endémie ne régresse pas car le traitement ne s’adresse qu’aux patients de proximité, venant consulter souvent en phase tardive, mutilante, peu contagieuse, alors que la masse des sujets contagieux n’en bénéficient pas. Surtout, on ne sait pas qu’il faut traiter aussi les contacts asymptomatiques chez qui l’infection est latente ou en incubation. Ils constituent le réservoir principal d’infection.
A partir de 1941, une révolution thérapeutique a lieu quand on constate que la pénicilline est d’une extraordinaire efficacité sur les tréponèmes et d’une parfaite tolérance. C’est, en effet à cette date que la pénicilline entre réellement en thérapeutique, mais il faudra encore attendre pour entreprendre un possible traitement de masse.
LE COMBAT DÉCISIF
La deuxième conférence internationale (Nigeria 1955) à laquelle participait J. Ridet*, chef de laboratoire au Centre Muraz* de Bobo Dioulasso, siège de la direction du SGHMP, a parfaitement évalué la gravité sociale et économique du problème mais surtout a codifié les méthodes de lutte ainsi que les techniques d’évaluation, de traitement, de consolidation et de surveillance. Des équipes mobiles d’évaluation sérologique et clinique ont été organisées, selon la méthode de Jamot*.
A la direction du SGHMP, Masseguin*, puis Richet* organisent la logistique, les chefs de projet (Ridet*, Causse*) élaborent la stratégie de lutte et assurent aux secteurs le soutien technique et matériel nécessaire.
Les équipes de secteur, composées d’un médecin et d’infirmiers africains spécialistes de laboratoire ou de soins effectuent des sondages sérologiques (prise de sang et sérologie le jour même) pour tous les groupes d’âge, dans tous les villages ou quartiers de toutes les grandes agglomérations, sur tout le territoire relevant de leur compétence.
Les populations, prévenues et informées, se rassemblent au jour dit et l’équipe examine et traite dans la journée 100 à 150 personnes, famille par famille. La journée de travail est continue pour permettre l’examen, les prélèvements et le traitement des malades.
Les premiers résultats des enquêtes permettent de confirmer l’étendue du problème puisque très fréquemment il est observé en Afrique noire plus de 20 % de pian clinique contagieux avec 10 % de sujets infectés ou invalides par suite de lésions mutilantes et parfois, plus de 70 à 80 % de "porteurs sains" (sérologie positive sans symptômes).
Ces sondages précédent les campagnes de traitement de masse dans les zones géographiques caractérisées par leur haut niveau d’endémie.
D’où l’organisation et l’équipement d’équipes mobiles, dotées de 2 ou 3 véhicules tout-terrain avec carburant, ravitaillement, eau, matériel de couchage...
Ces unités mobiles travaillent sous tentes, équipées de l’appareillage indispensable (centrifugeuse, bain-marie, agitateurs et bien évidemment un groupe électrogène à essence). Tous ces équipements, de même que ceux de la vie quotidienne du personnel (lits, cuisines, unité de purification de l’eau...), doivent être installés et repliés chaque jour pour aller au lieu de rassemblement suivant, souvent distant de plusieurs heures de piste.
Les noms d’une centaine de jeunes médecins des troupes coloniales, mais aussi ceux de plusieurs centaines d’infirmiers africains, sont attachés à ces actions. Un mérite particulier doit être accordé aux équipes nomadisantes qui suivent les tribus d’éleveurs dans le sahel et le désert, au gré des pluies et des pâturages éphémères.
La division "Tréponématoses" de l’Organisation mondiale de la santé, dirigée de 1972 à 1985 par G. Causse*, supervise cette campagne de traitement.
Des enquêtes de contrôle périodique sont ensuite réalisées pour évaluer l’efficacité du traitement initial, dépister et traiter les sujets absents lors des visites précédentes et surtout promouvoir des protocoles de consolidation des résultats obtenus. Une partie de cette phase de consolidation est menée avec l’aide des formations fixes de l’AMI. Cela permet de dépister et de juguler quelques poussées épidémiques localisées et surtout d’assurer une information sanitaire des populations pour les inciter à se faire traiter et à avoir une meilleure hygiène corporelle.
LE TRAITEMENT DE MASSE
La mise en œuvre du traitement doit s’accompagner de recommandations d’hygiène générale et corporelle.
La thérapeutique médicamenteuse, avant la pénicilline, est à base d’arsenicaux utilisant de nombreux protocoles pour des résultats variables et peu convaincants.
En 1943, les premiers cas de pians sont traités par la pénicilline avec des doses de 250 000 à 600 000 U. prescrits sur 1 à 4 jours. Le résultat est spectaculaire et les lésions régressent d’autant plus rapidement qu’elles sont plus récentes. Il faut cependant attendre les pénicillines à action retardée susceptibles de maintenir un taux suffisant de l’antibiotique dans le sang pendant 10 à 15 jours :
– Pénicilline-procaïne en solution huileuse avec monostéarate d’alumine : pénicilline PAM avec effet inconstant selon les lots de fabrication
– Dibenzyléthylène-diamino-dipénicillineG, mis au point en 1951, connue sous le nom de benzathine-pénicilline G ou extencilline, ayant une durée d’action double de celle de la pénicilline PAM. Après une injection intramusculaire d’une dose de 2 400 000 U. on constate un taux tréponémicide pendant 22 jours.
Il convient de traiter les malades, bien évidemment, mais aussi les sujets contacts et il est finalement décidé, dans certains cas, d’appliquer le traitement à l’ensemble de la population. Les lésions récentes se négativent en quelques heures, elles guérissent en 8 à 10 jours, les lésions plus anciennes et le pian-crabe guérissent plus lentement. La sérologie a une évolution différente selon la date d’application du traitement par rapport au début de la maladie.
Suivant les recommandations et surtout avec l’aide technique et matérielle de l’UNICEF, il peut être décidé d’appliquer le traitement efficace à la totalité des populations. D’une façon générale, les protocoles de traitement sont adaptés au degré d’infection des populations, déterminé par les équipes mobiles :
– Zone d’hyperendémie -plus de 10 % de cas cliniques- (soit près de 100 % de séropositivités) : Le traitement par la pénicilline retard doit être appliqué à toute la population qui est considérée comme étant en phase de latence ou en incubation : 2,4 millions d’unités en une injection unique chez l’adulte ; 1,2 millions chez l’enfant.
– Zone de mésoendémicité -5 à 10 % de cas cliniques- : Le traitement est appliqué à la posologie indiquée à tous les malades et à tous les enfants de moins de 15 ans qui constituent un réservoir d’infection primaire, ainsi qu’à tous les sujets des contacts évidents des malades.
– Zone d’hypoendémicité -moins de 5 % de cas cliniques- : Le traitement, à la posologie identique, est appliqué à tous les cas cliniques et à leurs contacts évidents.
LE BILAN
Ainsi, plusieurs millions de personnes sont examinées et traitées dès les premières années de la lutte mobile.
Les résultats cliniques sont spectaculaires puisque les formes récentes contagieuses disparaissent presque totalement dans les populations visitées, conservant cependant des cicatrices sérologiques notoires, peu sensibles au traitement.
Ces maladies sont en régression dans le monde. Il reste cependant nécessaire d’assurer une surveillance active pour éviter ou combattre des poussées épidémiques toujours à craindre. Néanmoins, on continue, avec la pénicilline, de disposer d’une thérapeutique, très peu onéreuse, toujours aussi active malgré le temps, applicable selon un protocole simple. Les seuls problèmes sont représentés par la reconnaissance correcte de ces maladies et la volonté d’aller au devant des malades pour les soigner de façon satisfaisante.
Pour en savoir plus :
– Hackett J.C. : Nomenclature internationale des lésions pianiques O.M.S., série monographies n° 36.
– G. Causse, G.M. Antal : Manuel des tréponématoses endémiques . O.M.S. 1985.
– Diop Mar I. Marchand J.P. : Diagnostic des tréponématoses chez des africains. Conc. Méd. 1976,98,17,2569-2586.