S’il est des mots qui évoquent l’horreur, le choléra est de ceux-là. Non sans raison puisque sept pandémies ont parcouru la planète depuis 1817, année où la maladie devient une entité définie. Longtemps localisée au sous-continent indien, elle en déborde dès que les moyens de communication sont assez denses et rapides pour l’exporter.
La maladie hautement contagieuse est due à un microbe, le vibrion cholérique, découvert par R. Koch.
Le Corps de santé colonial rencontre la maladie très tôt en Indochine mais aussi en Afrique noire. Elle est toujours meurtrière. Le rôle du Corps est considérable sur le terrain, au plus près des individus et des populations. Le mérite des médecins de marine puis des médecins coloniaux au fil des décennies est d’avoir identifié le tableau clinique et d’avoir lutté contre ces redoutables épidémies dans des conditions toujours difficiles. Le traitement qui a fait d’énormes progrès depuis l’avènement de la réanimation médicale, des sulfamides et des antibiotiques doit être mis en oeuvre sans retard pour assurer une évolution favorable et pour minimiser des dangers de la dissémination. Sitôt le diagnostic établi et connaissant les modes de propagation du choléra, la lutte est entreprise d’urgence et les mesures de prévention mises en oeuvre.
Toujours susceptible de revenir sur le devant de la scène, le choléra, dans le cortège des maladies à fort pouvoir de dissémination et de forte mortalité, reste une maladie d’actualité qui accompagne toujours les grandes catastrophes humaines.
LE VIBRION CHOLÉRIQUE ET SON HISTOIRE
Une épidémie de choléra en 1883 part de l’Inde et, par voie maritime, atteint l’Égypte où de nombreux chercheurs, en ces temps de "chasse aux microbes", sont présents. Koch, le premier, identifie le responsable de la maladie, une bactérie très mobile d’où son nom de vibrion.
Les médecins et les pharmaciens coloniaux en service en Indochine et aux Indes connaissent le choléra.
En 1890, ils en font une description très précise, insistant sur la brutalité d’apparition de la maladie, la gravité des signes, la rapidité d’évolution. En 1904, Guichoux* en est victime en Annam. Sont notées déjà en 1862 puis à nouveau en 1882 les facteurs défavorables tels la concentration des personnes, le manque d’hygiène et le mauvais état général de l’individu.
Au laboratoire, ils démontrent l’abondance des vibrions dans les déjections des malades, dans les eaux douces ou saumâtres, sur les fruits et légumes consommés crus. En 1937, au cours d’une épidémie venue de Chine, bien étudiée par Bouchard*, Genevray* invente une méthode d’isolement du vibrion qui simplifie considérablement le diagnostic.
Les microbiologistes étudient aussi la vitalité de ces microbes et constatent leur grande résistance dans le milieu extérieur. Ils notent aussi que le vibrion reste dans l’intestin et que seule sa toxine diffuse dans l’organisme. Les médecins constatent trois particularités de ce microbe :
– Le vibrion peut être présent et abondant dans les déjections d’individus qui ne présentent aucun signe de choléra. Ces "porteurs sains" existent aussi dans d’autres maladies et ils jouent un rôle important dans la propagation de l’épidémie car ils répandent le vibrion dans le milieu extérieur pendant des mois. De plus, leur nombre, mieux connu, s’avère considérable, allant jusqu’à 30 % des membres de l’entourage d’un malade.
– Genevray*, au 10ème congrès de l’association de médecine tropicale d’Extrême-Orient, signale la variabilité du microbe. L’une des variantes, identifiée en 1905, appelée vibrion El Tor, est, pendant plus d’un demi-siècle, considérée comme très peu pathogène. Pourtant, l’entière responsabilité de la septième pandémie qui aujourd’hui continue à sévir lui est attribuée.
– Le vibrion est détruit dans l’estomac par l’acidité gastrique et c’est pourtant par cette voie que le microbe pénètre. Il faut des ingestions massives de vibrions pour forcer la barrière acide.
LE TABLEAU CLINIQUE
Au cours des opérations militaires de conquête de la Cochinchine en 1862 et du Tonkin en 1885, le choléra et les diarrhées de même type sont avec le paludisme le pire ennemi des troupes.
Dans sa forme typique, le choléra se traduit par des nausées, des vomissements abondants, et surtout une diarrhée profuse d’odeur fade, de 4 à 15 litres par jour. La déshydratation consécutive entraîne soif, hoquet, crampes et sueurs froides. Dans le même temps, la température cutanée s’abaisse vers 35° ; un collapsus s’installe et s’accentue. Quelques heures à deux jours suffisent pour mener l’individu à la mort !
Vers 1925, R. Pons* écrit : "Il faut avoir vu des salles de cholériques, avoir senti l’odeur qui s’en dégage, avoir éprouvé la froideur de leur peau, entendu leur voix et perçu leur angoisse, pour avoir une idée exacte de cette terrible maladie".
En 1946, F. Blanc* note qu’au cours d’une épidémie, "la mortalité, relativement faible au début, croît rapidement pour être à son maximum après deux ou trois semaines. Elle décroît ensuite pour être pratiquement nulle en fin d’épidémie".
Le taux de mortalité est variable. Il est fonction de la gravité de l’épidémie, de la résistance du sujet et de la précocité de mise en œuvre du traitement. Fonction aussi du climat : en Afrique, 35 % des cas survenant en zone de Sahel sont des choléras typiques contre 20 % en zones humides.
LE TRAITEMENT DU CHOLÉRA
Le traitement idéal est facile à imaginer. Le choléra est une déshydratation aiguë à point de départ intestinal. Il faut donc d’une part réhydrater le patient, vite et convenablement, soit par des perfusions en cas des vomissements importants, soit par voie orale.
La mise en pratique de ce traitement ne présente pas de difficultés en milieu hospitalier bien équipé. La mortalité est alors minime. "Guérir un malade est facile, vingt ensemble difficile, cent impossible" dit Félix. Or il en va ainsi quand l’épidémie flambe avec plusieurs centaines de cas quotidiens, dans des zones non-médicalisées où des structures improvisées sont rapidement submergées. Dans ces conditions, le taux de mortalité peut aller de 10 à 90 %.
Dès le diagnostic fait, le sujet doit être isolé, ses déjections et leur contenant désinfectés.
Un choléra précocement et correctement traité n’entraîne que rarement le décès du malade. La réhydratation salvatrice par perfusions intraveineuses et même intra-artérielles doit compenser les pertes hydriques mais aussi les pertes minérales (sodium, potassium, bicarbonates…). Tous les liquides de réhydratation sont efficaces, à la condition d’aller vite et même très vite : 1 litre en 15 minutes, puis 10 % du poids corporel en 3 à 5 heures.
En même temps, il convient de traiter le milieu intestinal. Jusqu’à l’arrivée des sulfamides dans les années 1930, on avait recours à des médications quasi-inefficaces telles le charbon, l’acide lactique… Aujourd’hui, les antibiotiques ou certains sulfamides, même en injection unique, stérilisent les déjections en un ou deux jours. Il faut les administrer aussitôt que possible non seulement au malade mais aussi aux sujets-contacts pour parvenir à ralentir ou arrêter la progression épidémique.
LA PROPAGATION DES ÉPIDÉMIES
En 1890, avec l’arrivée des médecins du Corps de santé colonial, le réseau de surveillance médicale en Indochine s’étend et se renforce. Les épidémies sont mieux étudiées. Elles se succèdent, par des vagues de 2 à 3 ans, empruntant les voies terrestres et maritimes et séparées l’une de l’autre par de brèves phases de silence. "Le choléra procède uniquement par de grandes flambées d’importation, capable de ravager les villes et les campagnes, mais il ne s’y maintient jamais sous l’allure endémique" dit Heckenroth*. L’épidémie de 1926, en Indochine, au cours de laquelle le Laos n’est pas touché, fait cependant 50 000 victimes en 18 mois.
Six épidémies mondiales se succèdent au XIX° siècle dont la dernière en 1892-1896. Leur aire d’extension est variable, tantôt confinée à l’Asie, tantôt poussant jusqu’à l’Afrique du Nord, voire la France où l’épidémie de 1830 fait 100 000 victimes.
La vigueur de l’épidémie se renforce dans les grands rassemblements de populations tels que les lieux de pèlerinage ; celui de La Mecque y joue un rôle central.
La propagation de ces épidémies est étroitement liée au péril fécal et à la pollution de l’eau consommée. L’épidémie commence à la saison sèche, au moment où les puits sont taris et où l’eau de boisson est puisée aux mares. Elle atteint son maximum à la fin de cette saison sèche. Puis les premières pluies lessivent le sol, évacuent les eaux de surface et l’épidémie cesse.
L’Afrique noire est atteinte par les quatrième et cinquième pandémies en 1868 et 1893. Au cours de cette dernière, Thiroux* isole au Sénégal (où on donne à la maladie le nom de N’Diank) des vibrions qu’il fait identifier par l’institut Pasteur de Paris. Ils sont déclarés "différents de l’espèce spécifique du choléra asiatique". Ce "vibrion de Thiroux" comme l’appelle Le Dantec* est une variante de plus, illustrant le polymorphisme de ce microbe.
L’épidémie qui s’abat sur Marseille en 1884-86 fait date dans la petite histoire du Pharo. Strasbourg étant aux mains des Allemands depuis Août 1870, le Gouvernement français décide de construire une nouvelle école de santé militaire en 1883. Marseille est candidate et l’école sera installée dans la parc du Pharo. Les crédits sont accordés. Survient alors l’hécatombe du choléra. Pour rapidement organiser les secours et assainir les égouts de la ville, la municipalité n’a d’autre recours que d’utiliser les crédits prévus pour cette école. La candidature est remise en question et l’établissement sera implanté à Lyon. Plus tard, quand il s’agit de créer une école d’application du Corps de santé des troupes coloniales, la candidature de Marseille ne connaît plus d’obstacle. Les bâtiments sont inaugurés le 29 septembre 1907.
En 1961, débute une septième pandémie. Elle naît dans l’archipel indonésien des Célèbes vers 1960. Elle est due au vibrion El Tor. Elle touche l’Afrique méditerranéenne puis l’Afrique noire par la Guinée en 1970 (Lapeyssonie*). Elle envahit le continent par la voie fluviale ou lagunaire. Mais la colonisation française a pris fin. C’est le temps de l’indépendance des États africains.
La septième pandémie est l’occasion pour les médecins coloniaux servant au titre de la coopération, peu avant la dissolution de leur Corps, de mettre en oeuvre, dans des conditions techniques très difficiles, traitements et vaccinations (Dodin*) et d’étudier la nature du mode de contamination en zone sahélienne et même sub-désertique. Ils constatent une double modalité épidémique. En zones humides, côtières ou fluviales, ils retrouvent le mode indochinois, c’est à dire des poussées épidémiques durant plusieurs mois, atteignant leur maximum en 2 ou 3 semaines et touchant un taux assez faible de sujets (1 %). La décroissance est lente et il reste un état d’endémie faible, voire un disparition complète de la maladie. Par contre, en zone sahélienne, comme l’observe Sirol* au Tchad, l’épidémie procède par explosions, avec début brutal, atteinte de 50 % ou plus de la population et décroissance rapide. Ils démontrent le rôle important que joue la sueur, riche en vibrions, dans les contaminations inter-humaines.
LA PRÉVENTION
En période d’épidémie, protéger les sujets sains et empêcher la maladie de s’étendre dans d’autres régions ou pays procède de trois grands volets :
– défendre la collectivité essentiellement par des mesures d’hygiène,
– traiter les "sujets-contacts",
– prémunir les individus par la vaccination.
Mais, auparavant, le premier impératif est d’isoler les malades afin de les traiter et procéder à la désinfection immédiate des objets leur ayant servi.
Mesures internationales d’hygiène :
Compte tenu du risque de diffusion mondiale du choléra, la communauté internationale a édicté des mesures auxquelles s’engagent tous les États signataires, dont la France. Le principe en est le contrôle sanitaire aux frontières avec la mise en quarantaine des navires et des personnes en provenance des pays infectés. Les deux textes les plus récents sont :
La Convention sanitaire internationale de Paris (20 juin 1926).
Le Règlement sanitaire international promulgué par l’Organisation mondiale de la santé.
Mesures collectives d’hygiène :
Elles relèvent des services d’hygiène mis en place dans chaque colonie. Certaines règles primordiales entrant en jeu, en cas d’épidémies de choléra, notamment
– protection des aliments consommés crus et exposés aux mouches,
– interdiction de déplacements, de rassemblements, ainsi que fermeture des écoles,
– désinfection de l’eau à usage domestique,
– conseils d’hygiène familiale et individuelle,
– contrôle des latrines, etc.
Ces mesures sont plus faciles à mettre en pratique en ville que dans les zones rurales. En fait, partout, la mesure essentielle contre le péril fécal est la généralisation de l’eau potable et du réseau d’égouts. C’est à elle que l’on doit la disparition du choléra dans les pays développés. Or, de nos jours, l’OMS estime que 78 % de la population des pays en voie de développement n’ont pas d’accès à l’eau potable et que 85 % ne disposent pas d’installations sanitaires correctes.
Traitement des "sujets-contacts" (famille, soignants,…)
Ils sont presque toujours "porteurs sains", et doivent être traités par une prise unique de sulfamide-retard ou par un antibiotique actif sur le germe.
Mesures individuelles :
En cas d’épidémie, on vaccine toute la population ainsi que les voyageurs admis à entrer dans la zone infectée.
Le premier vaccin anticholérique, injecté par voie sous cutanée, est inventé dès 1884 par Ferran. Remanié ensuite par plusieurs auteurs, son efficacité est inconstante (un sujet sur deux) et de courte durée (quelques mois). A partir de 1927, Noël Bernard* en Indochine, fait préparer et administrer 50 millions de doses de vaccin qui permettent de neutraliser tous les foyers existants. Mais une nouvelle flambée se produira en 1937-38. Faute de mieux, ce vaccin est utilisé pendant le reste de la période coloniale. Sa fabrication ne prend fin qu’en 1948. Les recherches se poursuivent. En 1973, Dodin* propose un vaccin buvable. Expérimenté au Zaïre, il ne s’avère pas convaincant. D’autres vaccins sont à l’étude.
De nos jours, la septième pandémie du choléra a cessé ses méfaits dans les pays développés mais elle reste d’actualité. Ça et là, surtout en Asie et en Afrique, des milliers de cas sont notifiés chaque année.
Pour en savoir plus :
– Médecine tropicale : numéro entier : 1971,1,1-156.
– Médecine tropicale : numéro entier : 1971,6,615-730.
– Félix H. : Epidémie de choléra en Afrique. Press. Méd. 1971,79,11,475 et Press. Méd. 1971,79,41,1801..
– Dodin A. : Pourquoi les pandémies cholériques ? Bull. Soc. Path. Exo. 1984,77,127-134.
– Dodin A. : Le choléra Encycl. Méd. Chir. Paris, Maladies infectieuses, 8-026 F10,11-1985, 8p.