Problème de santé publique par sa fréquence dans les régions tropicales à climat chaud et humide, l’ulcère phagédénique tropical a des répercussions sociales et économiques considérables dans la première moitié du XX° siècle. Le Corps de santé colonial le rencontre dans à peu près tout le domaine colonial français.
Affection d’origine banale pouvant devenir grave, c’est une ulcération circulaire extensive de la peau de la jambe ou du pied, pouvant atteindre une dizaine de centimètres. En 1884, en Guyane, Le Dantec* décrit ses aspects cliniques, définit sa pathogénie et montre son étiologie microbienne que H. Vincent complète en 1886. Ses complications vont de la chronicité à la cancérisation.
Son traitement simple mais laborieux pose avant tout un problème de cicatrisation et devient souvent chirurgical, allant des greffes cutanées de couverture aux amputations des ulcères cancérisés.
Lorsque une prévention relativement facile est mise en oeuvre, l’ulcère phagédénique cesse d’être un problème de santé publique.
UN PROBLÈME DE SANTÉ PUBLIQUE
A la fin du XIX°siècle et dans la première moitié du XX°, l’ulcère phagédénique (du grec "faim vorace") est très fréquent sous les tropiques.
Chapuis indique qu’en 1861, "l’ulcère de Guyane" fait de grands ravages chez les forçats : sur 8 373 entrées à l’hôpital, il y a 1 812 ulcères phagédéniques, soit le cinquième des hospitalisés. Le nom "d’ulcère phagédénique tropical" est donné en 1862 par Leroy de Méricourt et Rochard qui regroupent ses diverses appellations.
Le Dantu*, en 1933, rapporte que 11 903 cas ont été traités au Soudan et 15 748 cas au Cameroun. Les répercussions sociales et économiques sont importantes. Au début du XX° siècle, Bouffard* écrit : "L’ulcère phagédénique est l’affection la plus répandue sous les tropiques. L’étendue de son domaine géographique et sa fréquence la classent en tête des maladies auxquelles tout praticien sera confronté, dés son arrivée dans les pays chauds. Il le trouvera encombrant hôpitaux et dispensaires, privant d’un tiers de leurs effectifs chantiers administratifs ou privés". Il sévit avec une intensité remarquable au moment des expéditions de guerre sur les tirailleurs coloniaux et au moment de la construction des voies ferrées et des routes chez les travailleurs indigènes.
En 1935, Pons* rapporte qu’en Indochine l’ulcère phagédénique sévit avec une intensité telle dans toutes les exploitations agricoles et forestières "qu’un service spécialement adapté à la prophylaxie et au traitement de cette maladie a dû être créé".
L’AGENT RESPONSABLE ET LA CONTAMINATION
En 1884, en Guyane, Le Dantec* observant une épidémie d’ulcères phagédéniques chez des forçats, découvre dans le fond d’un ulcère des bacilles en fuseau en grande quantité. En 1886, à Alger, le médecin militaire H. Vincent observe ce phagédénisme tropical chez des convoyeurs arabes rentrant de la campagne de Madagascar et l’assimile à la "pourriture d’hôpital" qui sévissait à cette époque. Il y retrouve à la fois le bacille et un spirille, d’où l’appellation proposée par Le Dantec* : "association fuso-spirillaire de Le Dantec-Vincent". Les microbes pyogènes banaux viennent ensuite surinfecter ces lésions ouvertes.
L’ulcère se développe sur une effraction cutanée : égratignure, plaie, piqûre d’insecte, etc., (le "lit ulcéreux" de Le Dantec*), aprés exposition aux souillures d’un sol humide. Il en découle :
– une prédilection pour les régions humides forestières et marécageuses de la zone équatoriale d’Afrique ou d’Amérique, l’Indochine, les Indes, l’Océanie.
– une localisation prédominante (95 %) aux pieds et aux jambes des adolescents et des travailleurs ruraux en contact avec l’eau ou la vase (rizières). Rare chez les populations protégées des micro traumatismes par des vêtements et des chaussures, il est trés répandu dans les populations rurales à l’hygiène rudimentaire, allant pieds nus, et plus en contact avec une nature agressive.
A partir d’un ulcère, la transmission fuso-spirillaire à une lésion cutanée est possible par les mouches, par le matériel de pansement contaminé ou par l’auto-inoculation volontaire, chez des forçats voulant se soustraire à des corvées pénibles (Moustardier*).
Un état général déficient prédispose à l’ulcère phagédénique.
LES SIGNES CLINIQUES ET LE DIAGNOSTIC
Au début, il s’agit d’une petite ulcération circulaire, de teinte rouge violacée, trés douloureuse, recouverte d’une fausse membrane. Progressivement la douleur diminue tandis que l’ulcération s’agrandit et se creuse, atteignant 5 à 10 cm de diamètre ; ses bords épaissis,surélevés et décollés sont nets et le fond de ce cratère est occupé par des tissus nécrosés d’odeur fétide.
Après 5 à 6 semaines d’évolution, l’extension s’arrête, la douleur s’atténue, les bords s’affaissent mais la cicatrisation ne se fait pas ; le fond reste bourgeonnant et suppurant.
Si l’ulcère cicatrise, la peau décolorée reste fragile et exposée à des récidives.
Cette affection chronique évolue pendant des mois ou des années, des complications pouvant s’installer : rétractions tendineuses, en particulier du tendon d’Achille donnant un "pied bot phagédénique" (Cl.Olivier*) ou des extenseurs du pied, infections de voisinage, cellulites, phlegmons, lymphangites, arthrites, ostéites (dont Dejou*, en 1941, étudie les aspects radiologiques), avec la possibilité de fractures pathologiques.
Enfin, aprés 5 à 20 ans d’évolution, peut survenir la cancérisation, déjà évoquée par Assali* en 1934 ; il s’agit d’un épithélioma spino-cellulaire bien étudié par Camain*, envahissant les ganglions inguinaux et iliaques. Sa fréquence le place au deuxième rang des cancers en Afrique dans les années 1960.
Ses caractères particuliers permettent de l’identifier facilement par rapport aux autres ulcérations fréquentes sous les tropiques (syphilis, tuberculose, lépre, pian, mycoses, varices, etc.). Par contre il peut être confondu avec l’ulcère à mycobactéries ou ulcère de Buruli observé par Perquis* à Brazzaville, en 1966, et dont les cas se multiplient depuis les années 1980 dans des foyers africains localisés (Josse*).
LE TRAITEMENT
Le traitement de l’ulcère phagédénique est souvent réalisé en série par des auxiliaires médicaux dans des dispensaires peu pourvus en médicaments, c’est un "traitement de masse". Il est essentiellement local même s’il est important de reconstituer un bon état général.
– Un traitement général anti-infectieux, autrefois par les arsénicaux, puis, lors de leur découverte, par les sulfamides, les antibiotiques, le métronidazole, isolément ou en association., ne peut être efficace qu’ au tout début de l’évolution de l’ulcère ; il est surtout utile pour les complications infectieuses régionales ou générales ou en accompagnement de certains gestes chirurgicaux. Les tentatives d’injection intra fémorale de mercurochrome, puis de sulfamides et enfin de pénicilline, malgré une action favorable sur les ulcères à la phase aiguë, ont perdu de leur intérêt.
– Le traitement local mis au point doit d’abord arrêter le processus gangréneux, en détergeant la plaie infectée et en éliminant la membrane nauséabonde, il doit ensuite obtenir la cicatrisation.
– Divers procédés de détersion, mécanique ou chimique, se sont succédés : fer rouge et, plus tard, curette, pour Le Dantec* et Clarac* ; frottage avec des tampons imprégnés de sublimé ou d’acide phénique, ou éventuellement curettage pour Vincent ; exposition aux rayons solaires pour Fontoynont et Jourdran* ; nettoyage mécanique à la pince et aux ciseaux, sous un jet d’eau bouillie tiède pour Assali*.
– Les bains dans un liquide antiseptique permanganaté ou javellisé qui facilitent le décollement du fond de l’ulcère, éventuellement aidé à la pince. Blondin* et Riou* préconisent le "goutte à goutte percutant" tombant sur l’ulcère : un bock placé à 75 cm de hauteur laisse tomber sur l’ulcère, à raison d’une goutte par seconde pendant deux à trois heures, de l’eau bouillie contenant un antiseptique : Dakin, eau de Javel ou solution permanganatée. Ce procédé peu douloureux, non agressif, est parfaitement adapté à la pratique des dispensaires où l’on peut encore trouver les bancs aménagés avec réceptacle des liquides. Généralement l’arrêt du phagédénisme est obtenu en trois ou quatre jours. L’excision chirurgicale, devenue possible par l’association d’une antibiothérapie, est la méthode actuelle.
– Pour obtenir la cicatrisation aprés la détersion de l’ulcère, la plupart des substances antiseptiques et cicatrisantes de l’époque sont utilisées. L’avènement des sulfamides et des antibiotiques locaux constitue un net progrés. Des compresses vaselinées avec antibiotique permettent de favoriser le bourgeonnement ; lorsque le tissu de granulation est suffisant, les attouchements au nitrate d’argent ou mieux des compresses vaselinées avec corticoïdes locaux conduisent à l’épidermisation.
Pour les ulcères importants, il faut recourir aux greffes dermo-épidermiques ou parfois aux greffes de peau totale pédiculée (Nosny*, Marcotorchino*, Mear* et Courson*). L’excision chirurgicale suivie de greffe est devenue le traitement idéal de tout ulcère chronique ou de tout ulcère récent qui se montre rebelle au traitement.
Les complications relèvent de techniques chirurgicales adaptées, non spécifiques.
LA PRÉVENTION
L’éducation sanitaire des enfants scolarisés, l’hygiène, les soins de santé primaire et le recours à des mesures simples sont essentiels :
– Raréfier les plaies et excoriations cutanées des membres inférieurs par le débroussaillage des villages et de leurs alentours ainsi que par une protection vestimentaire (pantalons et chaussures). Chauvel en 1903 à Alger remarque que les 643 convoyeurs Kabyles atteints d’ulcères phagédéniques à leur retour de la campagne de Madagascar n’avaient pas porté de chaussures alors que les soldats français mais aussi les tirailleurs indigènes obligés au port de chaussures protectrices ne présentent pas d’ulcères).
– L’inspection systématique quotidienne des jambes dans les chantiers, facilitée par le passage dans des pédiluves en fin de journée, avec badigeonnage antiseptique systématique des excoriations et pansement des plaies ainsi mises à jour.
– La lutte contre les éléments favorisants, dénutrition, anémie, avitaminose.
– La prévention de la contagion dans les dispensaires par le changement du matériel de pansement des plaies et la protection contre les mouches.
Chaque fois que ces mesures sont appliquées, l’ulcère phagédénique cesse d’être un problème de santé publique.
Pour en savoir plus :
– Assali J. : L’ulcère phagédénique pp. 206-218 dans "Clinique Chirurgicale des Pays Chauds" de BOTREAU-ROUSSEL - 1 vol. Masson et Cie 2d. Paris 1938.
– Bourrel P. et Ferro R.M. : Ulcère phagédénique, pp 602-607 dans "Santé et Médecine en Afrique Tropicale" de Pene P. et Coll. Tome 2, Doin éd. Paris 1980.
– Bourrel P., Huet R., Piquard B. : Aspects de la chirurgie plastique cutanée sous les tropiques- Ann. Chir.Plast., 1975, 20, n° 3-4,pp. 275-283.