Dès les premiers jours de la colonisation, il apparaît que le modèle médical de la métropole est notoirement inadapté outre-mer. La médecine curative, "au coup par coup" ne peut venir à bout de ces terribles endémies qui déciment les populations. Le Corps de santé colonial innove en créant un service de lutte contre les grandes endémies dont l’efficacité fait l’admiration du monde médical. Mais cette création n’est pas immédiate et son développement connaît quelques vicissitudes.
Ce service naît au Cameroun en 1926, s’étend rapidement à l’AEF et, à partir de 1939, à l’AOF. Il a pour cible la trypanosomiase. En 1946, devenu polyvalent, son action est étendue à d’autres grandes endémies, au moins celles qui ont une particulière gravité.
Selon les mécanismes de leur propagation, leur incidence sociale et leur prise en charge possible, les modalités de lutte sont dirigées vers l’homme malade et contagieux, vers les vecteurs des agents de maladies ou vers les autres réservoirs de ces agents. Enfin, le service prend à sa charge les vaccinations.
La structure du service est fondée sur un découpage des territoires en secteurs parcourus par une ou plusieurs équipes sous la responsabilité d’un médecin d’équipe mobile. Le "cerveau" qui, en AOF, organise et coordonne est, à partir de 1939, le Centre Muraz.
Si les résultats de ces campagnes ont été très positifs, permettant le doublement des populations concernées en une génération, leurs limites sont visibles. C’est en sortant du sous-développement que les peuples de ces pays atteindront des niveaux de santé satisfaisants.
LES ENDÉMIES ET LES GRANDES ENDÉMIES
Une endémie est une maladie, enracinée dans une région, un pays, un continent. Cela suppose un réservoir de l’agent pathogène (bactérie, virus ou parasite) qui le conserve vivant et à partir duquel l’homme peut se contaminer (l’homme pouvant être lui même ce réservoir, par exemple, la tuberculose).
Par "grande endémie tropicale", on entend une bonne quinzaine de maladies graves, véritables fléaux meurtriers et/ou invalidants par de terribles séquelles souvent irréductibles. Leurs territoires d’élection sont, exclusivement ou principalement, les zones intertropicales.
Ces affections sont extrêmement diffusibles, extensives, particulièrement sous les tropiques :
– Soit par contagiosité directe d’individu à individu, souvent exacerbée par une absence d’hygiène qui dissémine bacilles (choléra, méningites, lèpre, trachome…), tréponèmes (syphilis , pian), virus (variole, rougeole…) ou parasites (intestinaux notamment).
– Soit par transmission par des insectes piqueurs ou suceurs, nombreux sous ces climats : moustiques pour le paludisme, les filarioses, la fièvre jaune, moucherons pour l’onchocercose, mouches pour la maladie du sommeil, puces pour la peste, tiques et poux pour les typhus, etc.
– Soit par intervention, dans le cycle de transmission, d’hôtes intermédiaires commensaux de l’Homme, mollusques ou crustacés d’eau douce (planorbes et bullins pour les bilharzioses, cyclops pour le ver de Guinée).
LEUR PARTICULIÈRE GRAVITÉ DANS LES PAYS TROPICAUX
Les endémies, graves sur les plans humain, social et économique, sont beaucoup plus nombreuses en zone tropicale qu’en climat tempéré.
Il y a d’abord les endémies rencontrées partout, aussi bien en climat tempéré qu’en climat tropical, même si leur fréquence et leur gravité n’ont aucune commune mesure dans l’un et l’autre lieux.
La première raison est que le niveau de vie des habitants des zones tempérées est largement supérieur et que, en corollaire, l’accès aux soins, la généralisation des vaccinations et de l’hygiène individuelle ou collective ne permettent ni l’implantation ni la diffusion de ces maladies. Ainsi, la tuberculose, les maladies vénériennes, les maladies infantiles et la rougeole en particulier, les méningites cérébro-spinales, la poliomyélite, le tétanos…, peuvent y être rencontrées mais toujours sous forme de cas isolés.
Il persiste aussi dans les pays intertropicaux des endémies cosmopolites ayant existé dans un passé plus ou moins récent dans les pays de la zone tempérée d’où elles ont totalement disparu sous l’influence du progrès médical. Si l’une d’entre elles y est importée, elle est rapidement combattue et sa diffusion est restreinte. Il en est ainsi de la lèpre, du paludisme, de la peste, de la variole, du choléra...
Enfin, on trouve des endémies tropicales proprement dites car n’ayant jamais existé en Europe : par exemple, trypanosomiase, fièvre jaune, bilharziose, onchocercose, Ver de Guinée, faute de vecteur spécifique pour des raisons hydro-climatiques.
LES FACTEURS D’EXPANSION DES ENDÉMIES
La connaissance des facteurs favorisant l’enracinement et la gravité des endémies cosmopolites et tropicales est indispensable pour améliorer les niveaux de santé. Ces facteurs peuvent être classés en deux groupes : les facteurs environnementaux et les facteurs humains.
Les facteurs environnementaux tiennent d’abord au climat toujours chaud, souvent humide. Ces conditions sont idéales pour que pullulent les insectes vecteurs de maladies, toute l’année ou en saison des pluies, en milieu rural et dans les zones d’urbanisation anarchique, même depuis l’avènement des insecticides.
L’eau est le deuxième facteur environnemental majeur. L’eau potable est peu accessible en milieu rural. Le puits qui fournit l’eau de boisson est situé au milieu du village, là où, en surface, se trouvent des déjections animales et humaines à partir des habitations voisines. Le péril fécal est permanent.
Quant aux facteurs humains, ils tiennent à une hygiène individuelle et collective insuffisante, toujours à cause de la non disponibilité de l’eau. La promiscuité dans l’habitation favorise la contagion entre individus. La tradition ou l’ignorance pèsent aussi dans le domaine de la santé.
La déforestation ou la création de retenues d’eau organisées par l’homme entraînent le développement d’agents pathogènes, de vecteurs et de maladies, nouveaux dans la région.
Enfin la sécheresse, la famine, l’instabilité socio-politique, les guerres, les exodes contribuent puissamment au renforcement ou au réveil des endémies et des épidémies.
LA LUTTE CONTRE LES GRANDES ENDÉMIES
Dès l’ouverture des premiers dispensaires dans ces régions où l’espérance de vie ne dépasse pas 30 ans, il est évident que les traitements au "coup par coup" sont inadaptés à la situation. Les dépistages et les traitements doivent être appliqués au plus grand nombre ; le concept de médecine de masse, à la fois collective et préventive, vient d’être inventé. Mais, comme dans toute institution, une idée ne se transforme en action qu’après un délai qui, ici, sera de vingt ans.
LA LUTTE CONTRE LES GERMES CHEZ L’HOMME
Il n’est envisageable d’éradiquer une endémie que lorsque des médicaments ayant une certaine efficacité sont devenus disponibles. En 1890, aux débuts du Corps de santé colonial, ces médicaments ne sont pas légion. Il faut attendre les progrès de la chimie au début du XX° siècle pour voir apparaître des molécules faciles à produire et douées de propriétés thérapeutiques indiscutables. L’étude des indications et des posologies permet de mettre au point les traitements individuels. Mais, en ne traitant que les cas déclarés d’une maladie, on ne peut envisager d’en arrêter la diffusion.
En Afrique, devant la flambée d’une maladie meurtrière, la trypanosomiase, il est envisagé, pour la première fois, de contenir sa propagation en traitant non plus les seuls malades déclarés mais en allant au devant des populations pour dépister et traiter et ainsi prévenir en stérilisant le réservoir humain de germes. Un médecin colonial français, E. Jamot*, crée la première organisation au monde qui permet d’atteindre cet objectif.
Les principes et les postulats fondamentaux de la méthode Jamot peuvent paraître évidents, néanmoins la mise au point de leur application a demandé beaucoup d’énergie. Mise en oeuvre d’abord avec une seule équipe mobile en Oubangui, la démonstration de son efficacité est immédiate et l’AEF est découpée en 4 secteurs de prospection. Le Cameroun dont la Société des Nations confie le mandat à la France est, quelques années plus tard, le premier territoire où un service autonome dirigé par Jamot a en charge la lutte contre la trypanosomiase.
En AOF, la situation n’a pas évolué et la maladie flambe. Il faut encore attendre plus de dix ans pour qu’un service du même type y soit créé, le service général autonome de la maladie du sommeil SGAMS. Les réalisations satisfont les espoirs soulevés au point qu’en 1946 l’extension de la méthode permet de viser aussi l’éradication de la lèpre avec les sulfones, puis l’éradication des tréponématoses avec les pénicillines-retard, et de tenter l’éradication du paludisme avec les insecticides et les antipaludéens de synthèse, toutes endémies dont le seul réservoir de germes est l’homme.
Les spectres des épidémies de peste et de choléra s’éloignent à l’arrivée des sulfamides et des antibiotiques dont la prise systématique par les sujets contacts stoppe la progression du mal, dès qu’il est identifié.
LA LUTTE CONTRE LES VECTEURS
Le mode de propagation de chaque endémie est original. La présence d’insectes dans la chaîne épidémiologique représente des points dont l’attaque est rendue possible par les progrès de la chimie.
Certes, les légendaires détrousseurs de cadavres qui traversaient impunément les épidémies de peste en se frottant le corps avec un mélange d’herbes odorantes sont les premiers inventeurs des répulsifs pour puces et on sait depuis longtemps que l’épouillage protège du typhus.
Mais les moyens disponibles permettant d’écarter les vecteurs récemment découverts restent limités. Il convient d’abord d’étudier la biologie de ces insectes. C’est l’objectif auquel s’attache le Corps de santé colonial qui dresse notamment un inventaire des variétés d’anophèles au Tonkin, de mouches tsé-tsé en Haute-Volta... Il définit les moyens de lutte contre leur pullulation : traque des collections d’eaux stagnantes dans les villes pour diminuer la densité des moustiques, déboisement et mise en culture des galeries forestières où vivent les tsé-tsé, introduction de poissons mangeurs de larves dans les mares…, tous les moyens sont utilisés.
Un progrès sensationnel est apporté par la découverte du dichloro-diphényl-trichloréthane (DDT), en 1939, et par celui d’autres composés chimiques insecticides de plus en plus actifs. Une bonne connaissance de l’éthologie des arthropodes vecteurs devient nécessaire pour choisir les moments et les lieux d’application de ces produits.
La destruction des puces en zones d’endémie de peste se révèlant de grande efficacité, le service de santé de Madagascar fait grand usage de ces insecticides.
La création en 1948 d’une section "antipaludisme" à Bobo Dioulasso dote le SGHMP de chercheurs qui dressent la carte complète des anophèles vecteurs dans la fédération d’AOF, étudient leur écologie, participent aux essais d’éradication mondiale tentés par l’Organisation mondiale de la santé à compter de 1956. C’est ainsi que sont créées à Bobo Dioulasso, à Thiès et au Dahomey, des zones-pilotes où est réalisée la pulvérisation régulière d’insecticides rémanents sur les murs des habitations . De la même façon, les tentatives de lutte contre les moustiques vecteurs de la fièvre jaune, sont encourageants.
Dès 1955, le SGHMP associe aux entomologistes du Corps de santé des chercheurs de l’ORSTOM pour étudier les simulies, ces petits moucherons noirs qui inoculent l’onchocercose. La conférence de Tunis en 1968 utilise ces résultats pour mettre sur pied un gigantesque programme d’éradication de cette maladie réalisé conjointement par les gouvernements nationaux et par de grands organismes des Nations unies.
LA LUTTE CONTRE LES RÉSERVOIRS DE GERMES : ANIMAUX, HÔTES INTERMÉDIAIRES
De nombreuses endémies tropicales ne sont pas exclusivement humaines. Certains rongeurs sauvages sont également victimes d’épidémies de peste et si un rat domestique est contaminé dans la brousse, il importe l’épidémie dans le village. Ainsi, le corps de santé colonial, vers 1910, entreprend des campagnes de dératisation à Madagascar ou en Indochine, foyers résiduels de peste, en accordant une prime pour chaque rat présenté. Puis sont venus les raticides, infiniment plus efficaces.
Les cycles biologiques de certains parasites passent par une phase aquatique. C’est le cas des schistosomes, responsables d’une endémie très répandue et gravement invalidante : la bilharziose. Les oeufs issus du sujet malade se transforment en larves qui pénètrent dans l’organisme de mollusques, hôtes habituels des mares d’eau douce ou des marigots. Elles y subissent une évolution, ressortent sous une forme infectante, se fixent sur la peau immergée, la traversent en quelques minutes en provoquant un léger prurit.
Dans le cas de la dracunculose ou ver de Guinée la transmission se fait par l’absorption d’un minuscule crustacé d’eau douce, présent dans l’eau de boisson.
En 1967, le centre Muraz est doté d’une section "parasitologie" qui réalise, à la demande des États membres de l’OCCGE, des enquêtes sur les foyers de bilharzioses. La question est d’importance car, d’une part, les mollusques sont le "point faible" donc vulnérable de la chaîne épidémiologique et, d’autre part, leur destruction chimique ne doit ni polluer l’eau ni faire disparaître la source de protéines que constituent les poissons. De plus les projets de développement agricole reposent tous sur la création de nouvelles retenues d’eau stagnante. Il est en effet préoccupant de constater une aggravation de l’endémie bilharzienne partout où des barrages sont construits.
LA PROTECTION DES POPULATIONS : LES VACCINATIONS
Louis Pasteur est au sommet de sa notoriété au moment où le Corps de santé colonial est créé, en 1890. N’étant pas lui-même médecin, l’Académie le "boude". Par contre, les médecins militaires, n’appartenant à aucune chapelle universitaire, se pressent autour de lui, et particulièrement les marins et les coloniaux que leurs affectations vont envoyer dans ces terres lointaines où sévissent de redoutables maladies. Au départ de chacun de ses élèves, il confie une souche de vaccin antivariolique et un morceau de moelle de lapin qui sert à préparer le vaccin contre la rage.
La rage devient exceptionnelle en Indochine, pays où l’animal, même enragé, ne peut, pour des raisons religieuses, être abattu. Dès son arrivée à Saigon, Calmette* met en route la production de vaccin contre la variole et la vaccination générale des populations d’Indochine est entreprise avant même que celle des métropolitains ne soit achevée. Dès 1891, 120 000 vaccinations et revaccinations sont pratiquées à partir de pulpe vaccinale recueillie sur les mamelles de bufflones infectées. Comme ce vaccin antivariolique se conserve mal, les centres vaccinogènes sont multipliés et la méthode sera généralisée progressivement à toute l’Indochine. En 1904, les premières promotions de médecins auxiliaires indochinois permettent de disposer d’un personnel vaccinateur compétent. Vers 1930, la variole a pratiquement disparu de l’Indochine. Elle réapparaîtra après 1940, au moment des conflits.
En Afrique, les conditions sont différentes puisqu’une autre maladie, la fièvre jaune provoque de terribles épidémies. De 1892 à 1939, les tournées de vaccination contre la variole sont faites par les médecins de l’AMI. L’agent de la fièvre jaune n’est isolé qu’en 1927 et le premier vaccin inventé par Laigret* en 1932, modifié par Peltier* en 1939. Cette année là, les deux vaccins, contre la variole et contre la fièvre jaune sont associés dans une même vaccination par scarification. Le SGHMP en hérite et les programmes de ces vaccinations associés seront gérés directement par le centre Muraz. Dix huit ans plus tard, en 1959, et pour la seule AOF, 31 millions de scarifications vaccinatoires ont été pratiquées. Un grand progrès dans les scarifications est apporté par l’utilisation de l’aiguille bifurquée à la place du vaccinostyle, beaucoup plus difficile à manier et surtout beaucoup plus agressif.
A l’heure de l’indépendance des États africains, la variole a disparu. Si, aujourd’hui, la vaccination antivariolique n’est plus réclamée à l’entrée dans ces pays, le mérite en revient sans conteste au Corps de santé colonial.
Dans les années 1960, l’institut Rockefeller propose un vaccin antiamaril injectable, mieux supporté que le vaccin de Dakar. Le "Ped-O-Jet", pistolet injecteur transcutané, offrant toutes les garanties de stérilité, permet de multiplier par dix le nombre de vaccinés par heure. Les vaccinations par scarifications sont arrêtées. Une ère nouvelle s’ouvre qui voit, dès 1962, Labusquière* réaliser en Haute-Volta les premières campagnes-pilotes de vaccinations associées rougeole-fièvre jaune. L’OCCGE prend le relais et, vingt ans après, en 1974, l’OMS lance le programme élargi de vaccinations.
LES LIMITES DE L’ACTION MÉDICALE DANS LA LUTTE CONTRE LES GRANDES ENDÉMIES
Il serait illusoire de croire que la lutte contre les grandes endémies peut déboucher sur une victoire totale et définitive avec les seules armes médicales et biologiques. Le problème de fond est d’ordre socio-économique et culturel. L’instabilité politique et les guerres inter-ethniques entraînent toujours une dégradation de la situation sanitaire. De plus, les moyens utilisés perdent de leur efficacité car les agents pathogènes comme les vecteurs deviennent résistants. De nouvelles endémies émergent. Les solutions apportées par le Corps de santé colonial étaient pertinentes au moment où elles ont été appliquées.
Quelques exemples montrent les limites des interventions dans le domaine sanitaire :
– Il a été clairement démontré que la mise à disposition d’une eau potable fait plus régresser la mortalité et la morbidité qu’une équipe médicale ou l’existence de grands hôpitaux.
– De même, lorsque les grossesses sont espacées de plus de deux ans, la mortalité des enfants premier-nés est abaissée de 40 % (Mazer*). Convaincre les couples d’espacer les naissances promet un résultat qu’aucun programme de protection infantile n’atteindra.
De ces deux exemples, l’un relève du domaine économique (financement des adductions d’eau potable), l’autre du domaine culturel (la fécondité passe pour une bénédiction du Ciel). Heureusement ces deux domaines évoluent comme les niveaux de vie et les mentalités : une enquête menée en 1987 au Mali montre que près de 25 % des femmes mariées utiliseraient des moyens de contrôle des naissances s’ils leur étaient facilement accessibles.