Répartis sur tous les continents pendant presque un siècle, les 6 000 médecins et pharmaciens du Corps de santé des troupes coloniales (soit une présence effective sur le terrain qui passera de 400 à 800 officiers entre 1900 et 1960) ont d’abord formé des auxiliaires autochtones de niveaux de plus en plus élevés. Fortes de cet apport, des équipes médicales peuvent être constituées en Afrique, en Indochine, à Madagascar, aux Antilles et en Océanie.
De la responsabilité des personnels européens sont la conception, l’organisation et l’animation de l’équipe. Pour réussir leurs missions, ils ont bénéficié de la collaboration de dizaines de milliers de collaborateurs autochtones, médecins, pharmaciens, infirmiers, sages femmes.
Dans l’oeuvre accomplie, leur rôle a été capital. Ce fut un partenariat réussi car à l’heure de l’indépendance, la relève du Corps de santé colonial et la prise en charge des services de santé par les nationaux se sont effectuées sans à-coups dans l’ensemble des ex-colonies françaises.
LA FORMATION DES AUXILIAIRES
Avec l’expansion coloniale engagée par la troisième République, la nécessité de former, dans chaque territoire, un personnel paramédical autochtone est une évidence. D’eux-mêmes, les médecins de marine, bien avant la création d’écoles officielles, s’improvisent professeurs libres : en Inde dès les débuts du XIX° siècle, une école de médecine est ouverte par eux, à Pondichéry en 1863.
En Afrique, en Indochine ou à Madagascar, il faut prendre le temps d’enseigner notre langue avant d’organiser des enseignements spécifiques. Un pays comme le Sénégal, grand comme la moitié de la France, compte (on peut le supposer en l’absence de recensements) environ deux millions d’habitants au début du XX° siècle et une bonne douzaine de langues vernaculaires. Enseigner le français prend du temps.
Dans une première phase, les aides recrutés sont quasi analphabètes. Leur tâche est précisée par le médecin ou le pharmacien et leur formation est axée vers la réalisation d’un geste unique ou d’une seule activité. Ce peut être un "panseur" - désinfection d’une plaie et pansement - mais aussi un microscopiste dans une équipe mobile et il y eut ainsi de remarquables chasseurs de trypanosomes dans les liquides biologiques.
Plus tard, au sortir de l’école primaire, les détenteurs du certificat d’études primaires peuvent recevoir des formations plus générales, de type infirmier pour les garçons, puis de sages-femmes pour les filles. Des responsabilités plus grandes leur sont attribuées. Ils peuvent soustraire, des longues files d’attente devant les dispensaires, les consultants qui relèvent de leur compétence.
Ensuite, ceux qui ont passé le brevet élémentaire peuvent accéder aux écoles de médecine indigènes dont les enseignants appartiennent au Corps de santé colonial. Les lauréats deviennent assistants médicaux ou médecins/pharmaciens auxiliaires.
Enfin, le baccalauréat permet l’accès à une faculté de médecine de France ou bien, dès la création de facultés de médecine outre-mer, l’acquisition sur place du diplôme de pharmacien ou de docteur en médecine.
Ainsi, à tous le niveaux, ce sont les médecins et pharmaciens coloniaux qui ont formé ou contribué à former ces précieux collaborateurs.
L’ÉQUIPE MÉDICALE
Chef d’équipe, le médecin est en contact étroit avec ses aides et agents de tous grades. "Ils échangent leurs poux", selon l’expression sénégalaise qui traduit la proximité de deux personnes, par exemple un chauffeur et son "patron". Au cours des tournées rurales, étroitement solidaires, dans le respect réciproque de la compétence et de la hiérarchie, ils vivent la même vie, se déplacent en convoi, se complètent dans le travail, se restaurent souvent du même menu, poussent ensemble le véhicule embourbé et, à l’époque héroïque, s’exposent ensemble à mourir de peste ou de fièvre jaune. Le médecin ne peut être dissocié de ses collaborateurs. Après quelques épreuves vécues en commun, leurs relations réciproques sont forcément empreintes de sympathie, d’estime et d’affection.
A l’infirmier ou au secrétaire échoit généralement le rôle d’interprète qui est absolument capital pour interroger le patient, lui expliquer le traitement et les moyens de prévention mais également pour respecter les traditions, les interdits, etc... Méconnaître la part active des personnels autochtones dans l’efficacité du Corps de santé colonial serait une erreur.
L’ORGANISATION MÉDICALE
L’action sanitaire (l’actuelle santé publique) incombe à l’ensemble du service de santé du territoire ou de la colonie. Les médecins des troupes coloniales occupent les postes de responsabilité, de direction et d’impulsion mais sont numériquement en minorité.
Passées les premières décennies après la pacification, tous les services publics fonctionnent dans les territoires français suivant le même schéma pyramidal.
Au sommet et à la tête des divisions ou principaux services, aux chefs lieux des régions et des circonscriptions, dans les emplois requérant une spécialisation ou des diplômes - et seulement à ces niveaux - des Français métropolitains. Ceux-ci assurent les tâches de direction, d’orientation générale des services, de formation du personnel autochtone, du contrôle et de l’évaluation des activités, etc. Progressivement, des personnels originaires des colonies ayant obtenu les diplômes et qualifications voulues, occupent certains de ces postes dits "du cadre général".
Tous les autres personnels, de très loin les plus nombreux, sont des autochtones africains, malgaches, indochinois, etc... Allant des professionnels confirmés aux manoeuvres. Ils appartiennent aux cadres dits "commun supérieur fédéral" et "local" ou bien ce sont des auxiliaires, voire des journaliers.
En conformité avec ce schéma, les médecins des troupes coloniales (en position "hors-cadre") ont à mettre sur pied et à faire fonctionner, dans chaque colonie, le service de santé. Ce service, exclusivement civil, dépend du gouverneur de la colonie et du ministère des Colonies. Il n’a, par contre, aucun lien avec les autorités militaires du territoire sauf dans les hôpitaux ou dans les petites garnisons où les médecins "hors cadres" donnent leurs soins aux militaires malades.
A titre d’exemple, à la veille des indépendances, au terme des années 50, en Côte d’Ivoire et au Togo, les médecins et pharmaciens des troupes coloniales représentent à peu près 4 % des personnels techniques sanitaires du territoire (médecins, pharmaciens, chirurgiens-dentistes, sages femmes, et infirmiers). Les médecins des forces armées et les praticiens privés n’entrent pas en ligne de compte dans cette gestion de la santé publique.
Au Sénégal, siège du chef-lieu de l’AOF, la proportion de ces personnels atteignait 6 %.
Le service de santé compte d’autres rouages : cadres et personnels administratifs, aides soignants, ouvriers et techniciens divers. Ce second groupe étant presque exclusivement constitué d’Africains.
Autre exemple, dans une équipe mobile chargée de la lutte contre la maladie du sommeil, le médecin est habituellement le seul "Blanc" d’une caravane pédestre ainsi décrite au Cameroun en 1939 par J. de Lostalot* : "Le médecin se mit en marche. Les vingt infirmiers de l’équipe, puis les hommes qui portaient en équilibre sur leurs têtes les caisses de matériel médical et de microscopes, les cantines nécessaires au campement ; cela faisait au moins cinquante porteurs".
Ailleurs, en zone sahélienne, dans les années 50, les camions se substituant aux porteurs, les équipes mobiles contre les tréponématoses occupent moins de monde mais comptent un seul médecin pour 15 à 20 infirmiers et personnels autochtones.
LES COLLABORATEURS AUTOCHTONES
A titre d’exemple nous évoquerons les catégories de personnels autochtones en Afrique noire :
– Le médecin africain (appelé jusqu’en 1945 médecin auxiliaire), en général plus âgé et plus expérimenté que le médecin français nouvel arrivant, le seconde dans toutes ses tâches. Il l’accompagne dans ses tournées ou, au contraire, reste au poste pour assurer le service pendant l’absence du "patron" ; certains ont en charge la salle d’opération, d’autres une subdivision sanitaire autour d’un centre de santé rural.
Leur entremise est précieuse pour communiquer avec les populations, les chefs de village ou de canton. Mieux que l’Européen, ils peuvent comprendre toutes les réticences des patients qui ne connaissent que la médecine traditionnelle. Enfin, en toute réciprocité, ils soignent le médecin en cas d’inévitable fièvre ou dysenterie.
– Le pharmacien africain (ex pharmacien auxiliaire) seconde le pharmacien des troupes coloniales : fonctionnement de la pharmacie d’approvisionnement de la colonie et des pharmacies d’hôpitaux, expédition des médicaments aux différents centres et dispensaires, fabrication des solutés salés et sucrés dont il est fait un large usage, d’ampoules injectables et de médicaments divers, fonctionnement du laboratoire de biochimie dans les hôpitaux et aussi dans les instituts Pasteur, contacts avec les guérisseurs.
– La sage-femme africaine (ex sage-femme auxiliaire), souvent maîtresse femme, a en charge la maternité, les grossesses, les accouchements et leurs suites, mais aussi la gynécologie et les enfants en bas âge. Quelques sages-femmes européennes, contractuelles, exercent dans les maternités des capitales mais toutes les autres villes et le milieu rural sont desservis par les sages-femmes autochtones. Parfois, celles-ci, en nombre insuffisant, sont remplacées par des infirmières visiteuses, voire, en brousse, par des accoucheuses empiriques, dites matrones. Le médecin n’intervient que dans les accouchements difficiles. Enfin, il n’est pas rare que l’épouse du médecin accouche sur place ; la présence de la sage-femme est au moins aussi efficace et rassurante que celle du… papa.
– Les infirmiers, à très forte prédominance masculine, sont, comme ailleurs dans le monde, un rouage déterminant dans la marche du service de santé. Représentant 80 à 90 % des personnels techniques qualifiés, ils sont 8 à 10 fois plus nombreux que les médecins. Non contents d’assurer les tâches habituelles dites de "nursing" auprès des malades et blessés, ils ont des attributions beaucoup plus diversifiées et plus importantes qu’un infirmier en Europe. Responsables souvent de "postes médicaux de brousse", ils ont alors en charge plusieurs villages et quelques dizaines de milliers d’habitants, assurant les soins, convoquant certains patients pour la tournée du médecin, évacuant les autres au chef-lieu, etc. Ils surveillent les accouchements faits au village par les matrones.
Dans les équipes du service des grandes endémies, ils travaillent "à la chaîne", faisant des prélèvements, ponctionnant du sang ou du liquide céphalo-rachidien tandis que d’autres, dits microscopistes, examinent les lames des prélèvements. "Ah ! ces microscopistes ! - dit un de leurs "patrons" - restant de longues heures, l’oeil rivé à leurs oculaires. Leurs yeux de chasseurs sont aussi habiles à déceler le trypanosome au milieu des globules rouges qu’un oiseau caché au plus profond d’un feuillage. Parfois, ils s’endorment pour de bon, mais certainement, l’apparition d’un trypanosome les réveille…".
Les plus avisés deviennent pratiquement des assistants médicaux. Ainsi, pour dépister les taches ou les nodules suspects et prendre les premières mesures de diagnostic et de traitement, ont été créés la spécialité et le grade d’inspecteur de la lèpre.
Les anesthésies générales, les pansements délicats, et même certaines petites opérations, voire des accouchements, tout peut être confié aux meilleurs infirmiers que les malades eux-mêmes appellent "docteur".
La liste des autres personnels est longue. Sont à mentionner tous les administratifs et secrétaires ou encore les techniciens de laboratoire, et aussi les chauffeurs, les cuisiniers et tous les agents d’entretien.
LE RÔLE DES PERSONNELS AUTOCHTONES A ÉTÉ ESSENTIEL
Les échelons tenus avec compétence et dévouement par les autochtones sont non seulement plus nombreux mais ils sont déterminants dans le dispositif sanitaire. Ils ont apporté un second souffle à l’oeuvre humanitaire du corps de santé colonial. En effet, dès le milieu des années 1930, les médecins et pharmaciens auxiliaires sont plus nombreux que les médecins et pharmaciens français et, au moment des indépendances, leur proportion est encore plus forte.
Pour s’imposer à l’estime et au dévouement de ses collaborateurs autochtones, le médecin et le pharmacien des troupes coloniales doivent faire preuve de compétence et d’autorité, mais aussi de tact et de chaleur humaine. En retour, ceux-ci, à de très rares exceptions près, ne manquent pas de tenir auprès du "patron" le rôle qu’il attend d’eux à l’hôpital ou sur le terrain, avec eux.
UN PARTENARIAT RÉUSSI
Les médecins et pharmaciens européens sont, en grande majorité, des militaires hors-cadre, aidés de quelques contractuels civils ; les sages-femmes et les officiers d’administration sont très peu nombreux.
Quant aux infirmiers français, bien qu’en nombre comparable à celui des médecins, ils ne représentent qu’un effectif réduit par rapport aux infirmiers autochtones qui servent à leurs côtés.
Par contre, les "praticiens africains", presque tout le personnel dit paramédical, les agents administratifs ainsi que les auxiliaires de service et les ouvriers sont des autochtones. Dans l’ensemble, leur apport au bon fonctionnement des services est déterminant. En particulier, les médecins africains sont souvent assimilés aux docteurs en médecine militaires. Si d’inévitables heurts ou malentendus se sont produits, ils ne portent pas ombrage au succès de l’enseignement.
Il est incontestable que la conjonction d’une part de la présence prolongée, sur place, de tous ces autochtones de l’équipe médicale, d’autre part de l’identité de formation et de conception des "médecins-chefs" qui se relaient tous les deux ou trois ans au rythme des "séjours coloniaux" a assuré la continuité et la qualité des services sanitaires coloniaux français.