Accompagnant les expéditions coloniales, les officiers du service de santé découvrent un monde végétal inconnu dont ils vont faire l’inventaire. Les médecins et surtout les pharmaciens de marine l’avaient commencé, ceux du Corps de santé colonial vont l’approfondir. Les objectifs sont clairs mais les moyens d’étude sont rudimentaires, surtout au début. L’inventaire botanique et le développement de certaines cultures s’attachent à la découverte et à la production de plantes d’intérêt économique, de plantes d’activité thérapeutique, de plantes d’utilité alimentaire. Ces travaux ont favorisé le développement de la recherche pharmaceutique française en lui fournissant les matières premières végétales pour la production de nouveaux médicaments.
LES OBJECTIFS
Au début de l’histoire coloniale, l’étude des plantes a pour but principal de fournir à la métropole des produits utiles, alimentaires ou industriels, d’origine tropicale.
Les essais de culture en Europe ayant échoué, il faut cultiver ces plantes dans leur pays d’origine ou les transplanter dans nos colonies aux sols et climats semblables. Les épices, les bois précieux, les plantes tinctoriales, puis le coton, le caoutchouc, le café et le cacao, le riz, etc... récoltés dans ses colonies garantissent à la France une qualité constante et une totale indépendance de ses approvisionnements.
Il s’agit aussi de découvrir, dans cette flore inconnue, de nouveaux médicaments pour renforcer l’arsenal thérapeutique utilisé en cette fin du XIX° siècle, lui-même en majorité d’origine végétale. Très vite, les plantes médicinales utilisées par les guérisseurs font l’objet de recherches et permettent quelquefois la mise au point de médicaments.
Mais, vers 1910, le développement et les premiers succès de la synthèse chimique relèguent au second plan les substances naturelles. A partir de 1935, un intérêt nouveau se manifeste pour l’étude analytique des plantes tropicales, particulièrement celles reconnues comme ayant des propriétés pharmacologiques. Au premier rang, on retrouve les poisons traditionnels, poisons de pêche, de flèches pour la chasse ou la guerre, poisons d’épreuve utilisés pour la justice ou les initiations.
LES MOYENS
L’exploration des ressources végétales n’a pas été l’apanage du Corps de santé colonial. Des agronomes et des scientifiques éminents, en particulier A. Chevalier du Muséum d’Histoire Naturelle et E. Perrot, professeur de faculté de pharmacie de Paris jouent un rôle essentiel, apportant à cette tâche leur grande compétence et leurs laboratoires bien équipés.
Néanmoins, médecins et pharmaciens coloniaux sont toujours présents, particulièrement dans le domaine des plantes médicinales et toxiques. Cependant, il faut distinguer les chargés de missions, peu nombreux, dispensés de toute autre servitude et ceux, beaucoup plus nombreux, qui, ayant des obligations de service, n’entreprennent qu’occasionnellement une étude, sans grands moyens et dans le temps que leur laissent les multiples charges du pharmacien colonial 240. Les uns comme les autres ont effectué leurs travaux de recherche dans des conditions matérielles et sanitaires très difficiles et plusieurs sont morts en service des suites de maladies tropicales (Geoffroy* en 1894, Prince* et Raoul* en 1898, Laffitte* en 1940).
LES INVENTAIRES
Dès le début de l’expansion coloniale, les missions d’exploration sont accompagnées d’un médecin ou d’un pharmacien militaire chargé des relevés hydrographiques et de l’inventaire des ressources naturelles, minérales, végétales ou animales des régions découvertes. Ballay* puis Liotard* accompagnent Savorgnan de Brazza au Congo, Liotard* la mission Galliéni au Soudan, Raoul* l’amiral Courbet en Chine puis il fait l’inventaire des plantes utiles aux Caraïbes, dans la Pacifique et l’océan Indien. Lasnet* inventorie les ressources végétales de Côte d’Ivoire et du Sénégal, Prince* celles de Madagascar où il meurt en 1898, à 31 ans, victime d’une maladie tropicale.
En 1935, le gouvernement général de l’AOF crée une "mission d’études de la pharmacopée indigène" confiée à Laffitte*, pharmacien de grande expérience botanique qui récolte des centaines de plantes et publie un catalogue donnant les noms scientifiques et vernaculaires, l’origine géographique et l’usage médicinal. Ce travail est fait en collaboration avec A. Chevalier du Muséum de Paris. Cet inventaire nécessite une collaboration étroite et confiante avec le guérisseur et l’interprète afin de connaître le lieu de récolte de la plante, la partie utilisée, le mode de préparation (macération, infusion, décoction), la composition des mélanges, les quantités prescrites. Sur place, peuvent être réalisées l’identification botanique et la caractérisation grossière des substances actives. Quant à leur extraction et leur isolement, ils ne peuvent être faits que dans des laboratoires bien équipés tels les instituts Pasteur d’outre-mer, le Centre de recherches du Pharo voire les laboratoires du Muséum ou ceux des facultés de Pharmacie.
Après la Deuxième Guerre mondiale, dans le même esprit, l’Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer (ORSTOM) confie à deux pharmaciens coloniaux, Kerharo* et Bouquet*, une mission d’étude de la pharmacopée traditionnelle en Côte d’Ivoire et en Haute-Volta. De 1945 à 1947, ils recueillent auprès des guérisseurs les utilisations de plus de 700 plantes et expédient aux laboratoires compétents pour analyses et recherches pharmacologiques plus de 2 tonnes d’échantillons.
En 1957, le Conseil supérieur de la recherche scientifique envoie une nouvelle mission en Côte d’Ivoire dirigée par Bouquet* et Debray*, disposant de moyens techniques plus importants et permettant un tri chimique sur le terrain ; 2 000 analyses sur 700 espèces, 484 plantes soit plus de 5 tonnes sont récoltées, séchées et expédiées en métropole. Kerharo* poursuit ses enquêtes au Sénégal et Bouquet* au Congo. Ils publient la somme de leurs travaux dans plusieurs livres et documents.
Des inventaires de pharmacopées traditionnelles sont menées en Indochine par Sallet* et Guichard*, aux Indes par Giboin*, en Polynésie par Pétard* et à Madagascar et en Nouvelle-Calédonie par Debray*
LES CULTURES
L’inventaire doit être complété par la mise en place de moyens permettant de cultiver les plantes reconnues comme utiles afin d’en assurer une fourniture suffisante et régulière.
Pour éviter de longs et périlleux voyages, des essais de culture sont entrepris en France. De nombreux jardins botaniques ou d’acclimatation sont créés au XIX° siècle, en particulier à Paris (Jardin des plantes), à Marseille et autour des hôpitaux de la marine, à Rochefort, Brest et Toulon. L’échec est quasi total.
L’évidence est qu’il faut soit acclimater la plante dans une colonie où terrains et climats sont pratiquement identiques à ceux de son pays d’origine soit rechercher dans des terroirs coloniaux comparables des espèces très voisines fournissant les mêmes produits.
L’acclimatation suppose le transport de végétaux vivants. Il nécessite l’utilisation de serres portatives qui accroissent considérablement la survie des plants. Les jardins botaniques sont un relais entre le pays d’origine et la colonie d’accueil. Les transferts de culture se multiplient. Au milieu du XVIII° siècle, le gouverneur Poivre cultive sur l’île de France (île Maurice) des canneliers, des girofliers des muscadiers provenant des Indes Néerlandaises. De la même façon, l’hévéa qui vit naturellement en Malaisie sera acclimaté en Indochine, le quinquina d’Amérique du Sud sera transplanté en Indochine et en Afrique, etc.
La recherche dans ces pays de plantes, sinon d’espèces fournissant des produits voisins est aussi menée activement.
LES PLANTES D’UTILITÉ ÉCONOMIQUE
La volonté de réduire des importations onéreuses et d’acquérir l’indépendance des approvisionnements amène la recherche de végétaux d’intérêt économique dans le domaine colonial français. Des agronomes et des scientifiques éminents en sont chargés en même temps que quelques médecins et pharmaciens du Corps de santé colonial. Ainsi, E. Raoul* est chargé d’une vaste mission : introduire de nouvelles cultures dans nos colonies de l’océan Indien et du Pacifique (café, vanillier, épices), créer un jardin botanique d’acclimatation à Tahiti. Après cette première mission de près de trois ans, Raoul* repart, en 1897, avec pour objectif de récolter des plants d’hévéa et les arbres à gutta en Indonésie (Sumatra et Java) pour les implanter dans nos colonies. Les arbres à gutta donnent un latex utilisé en chirurgie et surtout en électricité car c’est à l’époque le meilleur isolateur des câbles électriques aériens et sous-marins. Il introduit en Indochine les premiers plants d’hévéas. Yersin* continuera leur acclimatation et contribuera à en faire l’une des richesses de l’Indochine. A son retour de mission, miné par les fièvres, Raoul* mourra à 53 ans.
Rançon* chargé de la recherche de plantes à latex parcourt en 1891 le Sénégal et le Soudan. Geoffroy* recherche ces mêmes arbres en Guyane et Martinique et étudie un Robinia, utilisé comme poison de pêche par les Indiens de la forêt guyanaise. Ce travail, sujet de sa thèse, est publié à titre posthume car il décède à 32 ans, en 1894, avant la soutenance, de parasitoses contractées en Guyane
Les transferts de cultures se multiplient, ils augmentent la richesse des colonies et réduisent la dépendance de la France en caoutchouc, coton, canne à sucre, café, cacao, oléagineux…
Poursuivant ces travaux, Laffitte*, plus tard, recherche des sources d’énergie à partir des productions végétales tropicales : carburant à base d’alcool local, combustible à base de coques d’arachides. Le beurre de karité, arbre du Sahel, est proposé pour la préparation des pommades (Lancepleine*) et la cosmétologie.
LES PLANTES À ACTIVITÉ THÉRAPEUTIQUE
Au début de la colonisation, médecins et pharmaciens sont intrigués par les prescriptions des guérisseurs, le plus souvent à base de plantes. Certains d’entre eux testent leur efficacité. Grâce aux inventaires réalisés et aux études pharmacologiques, des médicaments efficaces sont mis au point et utilisés, particulièrement pendant la guerre de 1939-45 où le ravitaillement sanitaire est interrompu.
Les propriétés cicatrisantes d’une plante herbacée des îles de l’océan Indien, Centella asiatica, sont signalées par Giboin*. Bontems* en extrait le principe actif. Philibert* en fait un médicament et la plante est inscrite au Codex. Son extrait est commercialisé sous forme de spécialité pharmaceutique, utilisée dans le traitement des ulcères phagédéniques.
Des extraits de plantes sont étudiés par Ferré*. Certains sont efficaces sur la lactation (Tsembal du Cameroun), d’autres contre les vers intestinaux (Chénopode du Dahomey, Voatamenaka de Madagascar). Des hypotenseurs, des vasodilatateurs, des curarisants, etc... sont ainsi isolés mais ne débouchent pas tous sur la création de médicaments.
Certaines de ces plantes permettent la création de médicaments : ainsi, les propriétés anti-amibiennes d’Euphorbia hirta (Ridet* et Chartol*) sont utilisées dans l’élaboration d’une spécialité pharmaceutique, "Socamibe" et le "séoulou" d’où Trenous* et Tanguy* tirent la conessine douée aussi d’une grande efficacité (Durieux*), est commercialisé sous le nom de "Roquessine". Ces préparations disparaissent avec l’avènement du métronidazole.
A Pondichery, Laffitte* importe de la côte Malabar (région de Mahé) un arbre d’une espèce voisine de celui qui fournit l’huile de chaulmoogra, unique traitement de la lèpre jusqu’à l’apparition des sulfones en 1942. L’huile extraite des fruits est d’une qualité supérieure et constante, son prix de revient est beaucoup plus bas. Les plantations faites autour de Pondichery ne suffisent pas à couvrir les besoins de toutes les léproseries du Corps de santé colonial ; il faut importer des fruits de l’arbre. Au Cameroun, Peirier* en 1930 signale l’activité antilépreuse des fruits de Caloncoba et Ferré* en propose des préparations sous forme d’huile de Gorli, utilisés pendant la guerre de 1939-45 où l’huile de chaulmoogra ne pouvait venir de Pondichéry. Rivoalen* au Soudan, emploie de même l’huile de Gorli.
Un grand succès est représenté par l’introduction du quinquina dans les colonies françaises. En Indochine, Yersin* lui donne un essor particulier ; l’extraction de la quinine et le préparation sur place de sels solubles et injectables sont mises au point par Deniel* et Clémensat* pendant la Seconde Guerre mondiale. Les besoins en quinine de l’Indochine sont couverts jusqu’à l’avènement des antipaludiques de synthèse.
Des quinquinas sont implantés avec succès en Côte d’Ivoire, au Cameroun, à Madagascar et en Polynésie mais les plantations restent au stade expérimental.
Les poisons d’origine végétale utilisés traditionnellement sont aussi étudiés. Ils contiennent des substances dont l’isolement a déjà donné des classes importantes de médicaments. Le curare, largement utilisé en médecine et chirurgie, est un poison d’origine végétale utilisé par les Indiens d’Amazonie. Le strophantus et l’ouabaïne, médicaments de l’insuffisance cardiaque aujourd’hui disparus, sont extraits de poisons utilisés par les Somalis pour la chasse.
Au nord du Gabon, on trouve un arbuste, l’Iboga, dont l’écorce des racines est stimulante et, à fortes doses, hallucinogène. Ces propriétés sont la base de cérémonies d’initiation rapportées par Barabé*. L’effet anti-asthénique a été utilisé pour faire entrer les alcaloïdes de l’iboga dans certains médicaments.
LES PLANTES D’UTILITÉ ALIMENTAIRE
Bien que les transferts de cultures se multiplient et que la richesse de certaines colonies augmente grâce à la canne à sucre au café, au cacao et aux oléagineux, la malnutrition persiste dans les territoires les plus pauvres.
La lutte contre la malnutrition, entreprise après la Deuxième Guerre mondiale, nécessite une étude de toutes les plantes alimentaires traditionnelles et importées : inventaire, identification botanique, analyse chimique et valeur nutritive. Des recherches sont conduites pour évaluer l’importance de ces malnutritions et mettre au point une meilleure protection des enfants en particulier, par l’utilisation de produits végétaux locaux. Ces importants travaux sont réalisés par les équipes de Raoult* et Toury*, à l’ORANA et aboutissent à des préparations dont l’acceptabilité est explorée. Des campagnes de promotion de ces compléments nutritifs sont lancées.
Le problème majeur des carences protéiques amène les pharmaciens coloniaux à l’étude qualitative des protéines contenues dans les aliments produits localement. La richesse en protéines des légumineuses, en vitamines des fruits et de la plupart des légumes sont mises en évidence. Dans le même temps, l’équipe de Busson* au Pharo établit de nouvelles tables de composition des aliments qui servent aujourd’hui de références internationales.
Pour en savoir plus :
– Raoul E. : Manuel pratique des cultures tropicales et des plantations des pays chauds. Challamel Edit. Paris 1894.
– Laffitte N. : La pharmacopée indigène en Afrique Occidentale Française. Les grandes endémies tropicales. 4 avril-6 mai 1938. Vigot Edit. Paris 1938.
– Kerharo J. Bouquet A. : Plantes médicinales et toxiques de Côte-d’Ivoire et Haute-Volta. Vigot Edit. Paris 1950.
– Debray M. Jacquemain H. Razafindrambao R. : Contribution à l’inventaire des plantes médicinales de Madagascar. Orstom.1966.